Un artiste protée
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Vinci et Perréal sont deux artistes protées que leurs multiples compétences et leur soif de savoir mènent à l’encyclopédisme (les Carnets pour l’un, La Chasse à la licorne pour l’autre). Leurs occupations quasi identiques les voient au four et au moulin : dessinateurs, peintres et portraitistes, architectes, urbanistes et ingénieurs militaires, organisateurs de fêtes et de cérémonies diverses, décorateurs et créateurs de maquettes, chanteur et joueur de luth et de lyre (Vinci), ambassadeur (Perréal). Ses carnets montrent que Léonard s’intéresse longuement, sur les plans théorique et pratique, à la physique du son et à la création d’instruments de musique, en particulier pour leur mécanisation et les sons tenus. Si Perréal a laissé deux pièces de vers, Vinci se proposait de publier ses traités et peut-être un recueil de ses maximes, fables et rébus.
Ils ont œuvré pour les plus grands mécènes du temps. Jean Perréal pour la ville de Lyon, Pierre II de Bourbon et Anne de Beaujeu, les rois Charles VIII, Louis XII et François Ier dont il est le peintre officiel, Anne de Bretagne et Marguerite d'Autriche.
Léonard de Vinci pour Ludovic Sforza, Isabelle d'Este, la République de Venise, Laurent et Julien de Médicis, César Borgia, Charles d'Amboise, le pape Léon X, Louis XII, François Ier. Au même titre que Perréal, en juillet 1507, Louis XII nomme pour la première fois Vinci « nostre paintre et ingenieur ordinaire » peut-être parce qu’il œuvre à la réalisation d’une somptueuse villa pour Charles d’Amboise, le gouverneur de Milan, puis en août « peintre du roi très chrétien » en attachant à cette qualité une pension assez considérable. François Ier le nommera « premier peintre, ingénieur et architecte du roi » avec une pension annuelle très confortable, supérieure à celle des peintres de la cour, soit 2 000 livres tournois par an, l’écu valant alors deux livres.
Architecte
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Perréal est sollicité par deux princesses pour la réalisation de deux tombeaux familiaux, celui des parents d’Anne de Bretagne, François II et Marguerite de Foix, à Nantes ; et celui de Philibert le Beau, époux de Marguerite d'Autriche, de sa belle-mère Marguerite de Bourbon et le sien propre, à Brou.
Nantes et Anne de Bretagne

Vers 1502, Anne de Bretagne demande à Perréal de faire les patrons pour le tombeau de ses parents François II et Marguerite de Foix. Pendant cinq ans, Perréal et Michel Colombe travaillent à ce projet.
Perréal décrit ce travail dans une longue lettre à Louis Barangier datée de Lyon du 4 janvier 1511 :
« Monseigneur, je vous ay envoié le patron de la sepulture du duc de Bretaigne, tout ainssy qu'elle est faitte, sans rien y adjouster ne diminuer, tant marbre blanc que noir. Les Vertus ont VI piedz de hault, le gisent VI et demy, les Apostres deux piedz ; le dit patron ay je fait juste, vous en povez parler bien au long ; j'ay esté tousjours quant on la faisoit, ou le plus du temps ; je l'ay posee en son lieu comme aultres foiz vous ay conté.
Maiz, quant au marbre, on l'a fet venir de Genes jusques a Lion, puis de Lion jusques a Rouane par terre, et puis de la a Tours par eaue. Tout le marbre, tant blanc que noir, ne monte, rendu au dit Tours, que deux mille escus ou environ.
Michel Coulombe besongnoit au moiz et avoit pour moiz xx escus d'or, l'espace de sinc ans ; il y avoit deux tailleurs de massonnerie entique italiens qui avoient chacun VII escus pour moiz, l'espace de sinc ans ; il y avoit deux compaignons tailleurs d'ymages soubz Michel Coulombe qui avoient chacun VIII escus pour moiz, l'espace de sinc ans ; on paioit tous fers asserez, tous oustilz, tous pollicemens, tous cymens.
Finablement, la chose a esté sy bien achevee que je l'ay posee au lieu désiré par ladite Dame, et cousta a poser, tant pour faire la voute pour mettre les corps que pour les engins, que pour l'enrichir ung peu d'or, la somme de v° soixante livres, car j'en ay tenu le conte. »
Pour une interprétation alchimique du tombeau de Nantes : cf. Hervé Delboy :
http://nantescathedrale.free.fr/tombeau.htm
Ce tombeau est encadré par les statues des quatre Vertus Cardinales de l'ancienne scolastique médiévale (Prudence, Tempérance, Justice et Force) que l'Alchimiste qui veut construire en lui-même un 'nouvel homme' développera dans les trois Vertus Théologales (Foi, Espérance et Charité) qui devraient finalement s'épanouir dans les deux Vertus Philosophales (Intelligence et Lumière).
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« Les gisants représentant l'image corporelle du prince existaient depuis longtemps. […] les princes ont prêté à la construction de leur propre tombeau, ou à celui de leur dynastie, une attention qui révèle la, valeur de représentation publique qu'ils lui accordaient. Le roi de France, Louis XI, en donne un exemple : en 1474, il commanda à Fouquet et Michel Colombe des dessins destinés à un tombeau « à sa pourtraicture et semblance ». Comme ils ne le satisfaisaient pas, il s'adressa huit ans plus tard au peintre Colin d'Amiens, en joignant à ses recommandations écrites un dessin sur lequel étaient encore reportées par écrit certaines corrections ; il ne lui suffisait pas d'exiger que le visage fût « le plus beau que vous pouvez, jeune et plein, le nez long et un peu haut »
Martin Warnke, L'artiste et la Cour. Aux origines de l'artiste moderne, éditions de la maison des Sciences de l'Homme, 1989, p. 241. Traduit de l’allemand par Sabine Bollack.

Brou et Marguerite d'Autriche
Marguerite d’Autriche est duchesse de Savoie, gouvernante des Pays-Bas bourguignons, marraine et tante de Charles Quint.
« Marguerite le connaissait d’ailleurs de longue date, car, jeune encore, il était déjà attaché à son hôtel en 1484, quand elle était reine de France ; il lui donna vraisemblablement les premières notions de peinture.
Elle le retrouva en Bresse et le pensionna en 1504 ou 1505. Puis, de Malines, l’ayant perdu de vue, Marguerite oubliera de payer les 20 philippus qu'elle lui avait promis chaque année.
Perréal avait heureusement à la cour de la Régente un ami, véritable thuriféraire, Lemaire de Belges, dont l’encens était gros lorsqu'il faisait l’éloge de son « singulier patron et bienfaiteur, notre second Zeuxis ou Apelle en peinture ». Il le célébrait, par habitude, en toutes circonstances, comme l'homme indispensable, celui dont le concours s'imposait partout, à la Saunerie de Tourmont dans le comté de Bourgogne, par exemple, où l'on avait besoin de gens « fondez et praticyens en l’art mathematique et geométrie pour sçavoir faire engins.
Vous avez entre les mains homme a ce propice, écrivait-il en novembre 1510 à l’archiduchesse, riche de science, d'amys, d'entendement, d'ingeniosité, d'audace, d'honneur, d’avoir et d’auctorité, et qui desireroit de tout son cueur y faire son chief d'œuvre... ; et pour nommer le personnaige. Madame, c’est vostre painctre et varlet de chambre, maistre Jehan de Perreal de Paris »
Max Bruchet, Marguerite d'Autriche, duchesse de Savoie, Comité flamand de France, 1927.
https://archive.org/stream/margueritedautricheduche/margueritedautricheduche_djvu.txt
À partir de 1505, Perréal est pensionné par la régente Marguerite d’Autriche, pour une raison inconnue.
Le monastère royal de Brou est un complexe religieux situé à Bourg-en-Bresse. De style gothique brabançon du début du XVIe siècle, il se compose d'un ensemble de bâtiments monastiques construits entre 1506 et 1512, et de l'église Saint-Nicolas-de-Tolentin de Brou, édifiée de 1513 à 1532 sur les plans de Louis van Bodeghem.

Marguerite d’Autriche en pose la première pierre le 28 août 1506.
Déroulons, en compagnie de Magali Briat-Philippe et Laurence Ciavaldini-Rivière, le fil des événements en leurs diverses étapes :
Colloque scientifique international, 27 et 28 février 2015, monastère royal de Brou, Bourg-en-Bresse, Princesses et Renaissance(s). La commande artistique de Marguerite d’Autriche et de son entourage.
Colloque organisé par Laurence Ciavaldini Rivière, professeur, université Grenoble-Alpes et Magali Briat-Philippe, conservateur, responsable du service
des patrimoines, monastère royal de Brou, Bourg-en-Bresse.
https://rkddb.rkd.nl/rkddb/digital_book/202103203.pdf
Laurence Ciavaldini-Rivière, Aux premières heures du monastère de Brou. Un architecte, une reine, un livre, Picard, 2014.
Raphaële Skupien, « Laurence Ciavaldini Rivière, Aux premières heures du monastère de Brou. Un architecte, une reine, un livre, Paris, Picard, 2014 », Bulletin Monumental, tome 174, n°2, 2016. p. 231-233.
https://www.persee.fr/doc/bulmo_0007-473x_2016_num_174_2_12827
« Les sources nous indiquent en effet que Marguerite d’Autriche fait dans un premier temps (1509) appel à deux artistes français reconnus, Jean Perréal pour la conception du « pourtraict », Michel Colombe pour la sculpture du « patron », et à Thibaut Landry de Salins, tailleur d’images, pour leur réalisation. »
« Initialement, Marguerite avait fait appel à une équipe française pour la construction du complexe funéraire. Pour l'église, elle fit appel au célèbre artiste de la cour, Jean Perréal, qui présenta un projet à l'antique. Mais elle ne fut apparemment pas entièrement satisfaite des plans : au lieu de nommer Perréal, elle envoya Van Boghem à Brou et lui commanda un nouveau projet dans le style gothique tardif, dit « moderne », selon les sources contemporaines.
Ce changement stylistique a traditionnellement été expliqué par les spécialistes comme le résultat des parcours différents des deux concepteurs : Perréal était un peintre qui, à la cour, évoluait dans les cercles humanistes, tandis que Van Boghem, maçon, adhérait au style gothique traditionnel.
Une explication plus convaincante a été proposée plus récemment par Markus Hörsch et Ethan Matt Kavaler, qui affirmaient que Marguerite avait délibérément choisi de construire cette prestigieuse église funéraire dans un somptueux style gothique tardif afin de souligner ses origines bourguignonnes. »
Le chantier débute par la construction des bâtiments conventuels et trois cloîtres ; les moines s'y installent dès 1513.
« En 1509, après un premier projet bressan modeste, Marguerite d’Autriche, qui est entretemps devenue régente des Pays-Bas, décide d’être elle aussi inhumée à Brou, donnant alors à sa fondation une autre ambition. Elle fait appel à Jean Lemaire de Belges pour le pilotage général du chantier et à un artiste français reconnu, Jean Perréal dit Jean de Paris, pour sa conception artistique. »
Le 15 novembre 1509, de Lyon, Perréal écrit à Marguerite d'Autriche :
« Madame, tant et sy très humblement que faire puis a vostre bonne grace me recommande. Madame, depuis le temps que de vous je receu une lettre contenant en somme que vouliez que fusse paie d'unne pension que de piessa vous pleut me donner et de bon cueur ottroier, de laquelle ay joy deux ans, et ja sont passez trois que n'en ay rien receu, j'ay esté en court tousjours, et en ceste derrniere guerre contre les Veniciens, ou ay eu plus de danger que de mal.
Et quant j'ay esté arrivé a Lion, j'ai trouvé Jehan Lemaire qui avoit fait ung volume que je croy avez a present, et d'aultres oeuvres, lequel me dit vostre intencion touchant trois sepultures que voules faire en l'esglise que faittes faire près de Bourg, que l'on dit estre fort belle.
Sy me dit que on vous en avoit fait quelques patrons, maiz il me dit que s'il estoit possible d'en faire ung de quelque mode digne de mémoire, que vous l’ariez agréable.
Sy me suis mis apres, tant pour mon devoir envers Vostre Magesté que pour l'amour que je vous doy, et ay revyré mes pourtraictures, au moins des choses antiques que j'ay vu es parties d'Italie, pour faire de touttes belles fleurs ung troussé bouquet dont j'ay ay monstré le get audit Lemaire ; et maintenant, faiz les patrons que j'espère ares en bref.Et pour ce que ledit Maire s'en partit de Lion long temps a pour aler a Dole, et que depuis n'ay sceu ou il est, et n'ay eu de luy nouvelles, je me suis adressé a Monseigneur le gouverneur de Bresse, auquel j'ay rescript, ce que j'ay fait selon la charge que me donna ledit Jehan Le Maire.
C'est ascavoir de trouver albastre, que j'ay trouvée la plus blanche du monde, et a bon conte, grandes piesses et a grant quantitté.
Oultre j'ay trouvé ung bon ouvrier et excelent disciple d'un nommé Michel Coulombe, homme de bon esperit et qui besongne après le vif, lequel est contant de besongner a Lion ou a Bourg, combien que je seroye voulontiers pres de luy, car vous entendez assez que rien n'en empireroit, et mesmement pour le visaige de feu Monseigneur et aultres choses.
Et pour ce, Madame, que ledit gouverneur m'a averti qu'il aloit vers vous, je me suis enhardi de vous mander ma bonne voulenté et affection, et seray très joyeux de moy employer à mettre l'œuvre a fin en ma vie.Pour ce, s'il vous plest vous servir de moy, je suis et seray a jamaiz vostre, a gages et sans gages.
Je faiz les patrons en enssuivent vostre voulente a ma fentaisie, lesquelz avoir veux. Sy vous plest, manderes ce que voullez que l'on fasse touchant de l'ouvrier et des pierres, et de moy vous povez servir ; maiz du maistre, se je le retiendray ou non, et se l'on fera tirer des pierres, vous en communiqueres audit gouverneur, lequel, a son retour, fera de moy ce qu'il vous plaira commander.
A Lion, ce xve de novembre. De vostre très humble et très obéissent serviteur, Jehan Perréal de Paris, paintre d[u] R[oy]. »
En 1510, Perréal est nommé peintre et valet de chambre de Marguerite.
En avril 1510, Marguerite « soumet les « pourtraicts » des tombeaux que Perréal lui a fournis à l’avis de Pierre Tourrisan, autrement dit Pietro Torrigiano, sculpteur italien qui séjournait alors aux Pays-Bas avant de partir pour l’Angleterre. »
Le 14 juillet 1510, elle approuve le « pourtraict » de Perréal, le sculpteur Michel Colombe devant réaliser le « patron », c’est-à-dire la maquette en volume.
« En 1510, après l’approbation des patrons, Thibaut Landry doit partir à Brou pour commencer la taille des « ymaiges » sur place. Toutefois, le choix de l’albâtre de Saint-Lothain n’étant pas arrêté, il s’impatiente car il a recruté des ouvriers venant « de toutes parts » : Lyon, Bourg, Dijon. »
Au début de l’année 1511, Marguerite charge Jean Lemaire et Jean Perréal de constituer une équipe pour y réaliser le tombeau de son époux. Elle nomme Perréal contrôleur des travaux de Brou.
Les lettres conservées (de Marguerite d’Autriche, Louis Barangier, Jean Lemaire de Belges, Michel Colombe et Jean Perréal) permettent de suivre l’évolution du projet et des constructions de Brou jusqu’en 1512, date à laquelle Perréal sera évincé du projet.
Les lettres de Perréal nous apprennent qu’il n’apprécie pas les ouvriers employés sur le chantier, en particulier un sculpteur nommé Thibault ; il propose à Marguerite d’employer plutôt Michel Colombe prédisposé à collaborer, qu’il connaît bien et pour lequel il se débattra pour n'avoir affaire qu'à lui.
Il s’occupe ensuite de livrer des dessins et de solliciter Michel Colombe pour la sculpture des tombeaux projetés à Brou. Le maître, alors très affaibli, associe à ce projet trois assistants importants de son atelier : l’enlumineur François Colombe (le petit-fils de son frère Jean, peintre décédé) chargé de dessiner puis de peindre le modèle réduit produit par Guillaume Regnault ; le sculpteur Guillaume Regnault, gendre de Jean) ; et le maître maçon et tailleur de pierre à Tours Bastyen François (gendre de Guillaume), chargé des éléments architecturaux de grands projets monumentaux.
https://partours.univ-tours.fr/taxonomie_personne/artiste-et-artisan/
Comme la règle d’alors était d'exécuter des « patrons » en terre (modèle de petite taille) que l'on présentait pour obtenir la commande, Michel Colombe modela en terre un gisant d'un pied et demi de long (45 cm environ) et des vertus d'un demi-pied (15 cm), pour un projet dessiné par Perréal, à la manière du tombeau de Nantes, et qui furent soumis à Marguerite d'Autriche.
Toujours en 1511, Lemaire se rend à Tours pour y chercher les patrons des sculptures que Colombe a dessinés et que Perréal a mis en couleur et les porter à Marguerite. Ces modèles ont malheureusement disparus.
Dans la lettre suivante à Louis Barangier, datée de Lyon du 4 janvier 1511, il veut prouver ses compétences dans ce domaine :
« Monseigneur, pour respondre a vostre premiere demande touchant la nature de l'alebastre, et que on luy a dit que le cousteau ne doit prendre dessus, je vous avertis comme celuy qui en peult parler par trois raisons, la premiere, par la matière, la seconde, par la forme substancielle, la tierce, par ses accidens et vous di qu'il est deulx manières d'alabastre.
La premiere n'est pas blanche, mais déclinant aucunement à citrinité ; et enciennement l'on en faisoit des vesseaux, et les tenoit on pour précieux, comme il est escript en l'Euvangille : in alabastro unguentum preciosum ; et sont transparens ung peu et veyneux de doulce couleur, de leur nature plus froiz et aquatiques que terrestres, combien que de terre et d'eaue sont procreez toutes pierres, congellez par froideur, maiz procreez par chaleur ; maiz pour leur froideur estoient ordonnez a tenir unguens pour la conservacion d'iceulx.
L'autre alabastre, quant a la matiere est terrestre et aquaticque, maiz plus terrestre que aquaticque, et par consequant plus aprochent de siccité et de blancheur ; car, la ou agist challeur en siccité, la plus est prochaine blancheur, comme il appert des os, et par consequant plus dur. Quant a sa forme substancielle, elle est moins homogene en son tout, pour challeur qui cause incineracion en choses sèches par faulte de humidité, qui est cause de ligament. Quant en ses accidens, pour le premier, en sa myniere elle est envyronnée de froideur qui répugne a chaleur et la tient humyde et molle, et, quant elle est hors tiree, c'elle est de vielle ou longue roche, et est a l'air ung an ou plus, pourveu qu'elle ne sante la gelée, elle s'en durcit et blanchit de jour en jour. »
[…]
« Je vous avertis que je conseille à Madame faire ladite sepulture de marbre blanc prins à Genes et de marbre noir prins au Liege, ainssy que la Royne a fait ; car, sans mentir, ce sera une œuvre perpétuelle et de princesse. Quant est de alabastre, il ne dure pas la moitié ; car marbre peult durer mil ans bel, maiz non pas blanc, et l'alebastre ne saroit durer quatre cens ans, non pas trois.
Ou que ma dite Dame la face faire de cuyvre doré qui sera plus riche maiz non pas sy bien fait, quelque bon patron qu'on face aux fondeurs qui la fonderont ; car la matière, qui coulle espesse, bave et enfle choses subtilles ; et quant ilz la cuident reparer, ilz gastent tout, pour ce qu'ilz sont fondeurs et non ouvriers tailleurs, et au lieu de faire des cheveux, ils font une queue d'estoupes. »
Pendant ce temps, Perréal, qui réside à Lyon, d'où il se rend à Bourg quand besoin est, a terminé le plan de l'église de Brou. Il reçoit une lettre favorable de Marguerite d'Autriche ; il y répond le 1er décembre 1511 :
« Madame, tant et sy très humblement que faire puis à vostre bonne grace me recommande.
Madame, j'ay receu une vostre lettre escripte à Bosleduc dont vous remercie faisent mencion que avez receu la mienne que vous escrips comme j'avoie esté à Brou et mené les maistres pour aviser de l'esglise.
Madame, je vous avise que j'ay fait le patron ou pourtrait de ladite esglise, et y ay fait tout ce que j'ay peu inventer et que j'ay veu par tout où j'ay esté.
Vray est que l'on peult adjouster tout ce qu'il vous plaira, aussy l'ay mis soubz vostre correccion comme verrez par mes lettres.
J'ay aussy fait le couvent basti en trois parchemyns. Vous plaira avoir le tout à gré.
Il y a plus de deux moy que tout est fait, maiz, comme j'ay peu sçavoir, Jehan Le Maire est demouré malade sus les champs [il s'était cassé le bras et était allé se faire soigner à Lyon], comme l'on m'a dit, il a esté à Tours vers Michel Coulombe pour soliciter les patrons que je faiz faire de la sépulture et y a esté long temps comme il m'a rescript. Je croy qu'il est sus les champs pour tirer vers et portera tout.
Madame, je vous ay bien voulu rescripre pour ce que ce pourteur est homme seur et aussy que je me tire tousjours vers luy, car, sans mentir, je l'ay trouvé, quant je suis à Bourg, celuy qui plus congnoist mon intencion et congnoist bien que j'ay veu comment tout doit aler. J'ay plus communiqué avec luy que aux aultres. Il vous pourra dire ce qu'il m'en semble.
Et, comme je vous ay rescript par Jehan Le Maire, se vous entendez que de vostre esglise je y aye l'ouel ainssy que m'avez rescript il fauldroit que j'eusse par vous quelque peu d'auctorité et pour vostre profit, car à présent je n'y ay pas grant crédit. Ce que j'en dis est afin tendent de bien conduire voz affaires, car ce dis-je pour maistre Thibault duquel ne puis chevir et ne puis avoir ouvriers tant qu'il y sera, et puis il ne scet rien et veult tout faire. Il a receu cent escus et ne veult bailler argent pour paier les petis patrons que je faiz faire, maiz les paie de mon argent.
Madame, vous en ferés ce qu'il vous plaira, maiz avec luy ne saroie vivre. Je amasse mieulx avoir entreprins tout seul, car aussy bien fault il que je fasse tout et que je mette les ouvriers en œuvre et que je les envoye quérir.
Madame, je prie au benoist filz de Dieu qu'il vous doint sa grace. A Lyon ce premier jour de décembre.
De vostre
»
Le 3 décembre 1511 est finalement signé le marché avec Michel Colombe : les patrons des sculptures seront réalisés en terre cuite, ceux de l’architecture en pierre. Le contrat précise que l’ensemble devra être peint en blanc et noir pour rendre l’effet des matériaux choisis, et de différentes couleurs pour les armes, inscriptions et carnations.
En mai 1512, Colombe, malade, demande un délai supplémentaire.
À son tour, Perréal se rend à Tours pour tenter de garantir l'exécution du contrat considérable de Colombe, qui ne sera pas suivie d'exécution car le vieux sculpteur, âgé de plus de 80 ans est fatigué et perclus de douleurs. « Le bon homme est vieil et fait a loysir, et m'est avis que encor sera bien heureux ung meschant ouvrier d'avoir telz patrons » écrit-il à Marguerite le 20 juillet 1512.
Cf. Pierre Pradel, Michel Colombe, le dernier imagier gothique, Plon, 1953.
« Après l’évincement de Landry, les collaborateurs de Colombe (Guillaume Regnault, Bastien François et Jean de Chartres) doivent venir à Brou réaliser le projet et un second marché précise que Colombe devra exécuter lui-même les dix vertus du tombeau de Philibert. »
Dans son avant-dernière lettre du 20 juillet 1512 à Marguerite d'Autriche, Perréal demande :
« Madame, je croy que vous avez receu la sepulture de pierre ensemble les ymages que vostre vàrlet de chambre Pierrechon vous a portées. Ne scay sy les a rendus entières, maiz aultrement m'en desplairoit. »
Puis il lui annonce l'envoi de différentes statuettes des Vertus exécutées par Michel Colombe :
« Madame, Michel Coulombe fait les dix Vertus comme il a promis, et dont est paie par les mains de Jehan le Maire ; car du marché et paiement ne me suis meslé. J'ay fait l'ordonnance et patrons pour faire lesdites Vertus. Il est après. »
Il lui précise : « Je ne scay se serez contante de ce que les ay ainssy acoustrés, tant blanchy les ymaiges que dorez et faire visaiges ». C’est ainsi qu’il veut lui montrer la manière dont l'or peut être employé pour rehausser l'éclat des reliefs.
Il ajoute dans cette ultime lettre connue :
« Maiz je doubte que pour le temps vous estes lasse de Jehan de Paris… »
Dans son ultime lettre connue à Marguerite d'Autriche de Blois datée du 27 octobre 1512, il écrit :

Madame, tant humblement que faire puis a vostre bonne grace me recommande.
Madame, dernièrement par ung vostre serviteur en l'ofîce de herault vous ay rescript et amplement fait scavoir, comme j'ay de coustume, du bon vouloir que j'ay eu en vous et que tousjours j'ay pour me employer a voz affaires de Brou ou aillieurs quant vous plaira et desiroye qu'il vous pleust me commander ou mander comment vous estiez contante de ce que vous envoyé par Pierrechon, vostre varlet de chambre ; c'est de la sepulture que Michel Coulombe avoit fait et que j'avoie blanchie, ainssy que avez trouvé.
Et de plus grandes choses vous ay rescript par luy et le herault, comme de bien commencer vostre esglise et bien achever l'œuvre et tout plain d'aultres choses.
Madame, je ne me puis tenir de vous escripre, car amour ancienne me contraint, et ce scavez ; maiz a present je congnoiz que vous querez a me rebuter, ce que de vostre part se fait et de mon costé ne se fera, combien que maulgré Dieu ne seray en Paradis, bien congnoys que de vous ce ne vient. Maiz comme j'ay piessa mandé a Monseigneur maistre Loys Barangier, il ne me chault des parleurs inventeurs de menteries, tant pour Jehan le Maire dont vous pensez par raport que soie cause, car luy mesme m'a menassé a batre ou tuer depuis Pasques enssa pour ce que luy ay remonstré sa nativité, sa nourriture et la bonté de la Dame qui bien le traitoit, qui est vous, Madame, qui l'avez levé et geté hors de la poullerie et pauvreté, tellement que chascun le congnoist tel qu'il est et s'en est alé demourer en Bretaigne pour ce que chacun le note, et avant qu'il soit guiere en orrez chanter mauvaise chansson ; et plus ne dis d'aultre.
Je croy que n'avez plus en moy nul vouloir a l'occasion d'aulcuns raporteurs, comme l'on m'a dit d'un quidam qui vous a raporté tant et tant de manteries que tout n'en vault rien.
[…]

Or, madame, je vous suplie en l'honneur de dieu qu'il vous plaise me mander que je me taise ou que je suis vostre serviteur, car des biens de ce monde ne me chault.
Maiz je prie a Dieu qu'il vous doint santé et longue vie et a nous et noz jours paix, vous supplient que par ce porteur me mandez vostre bon plaisir.
A Bloy, ce XVIIe d'octobre.
De vostre très humble et très obéissent serviteur, Jehan de Paris, p[aintre] d[e] M[a]d[ame]. »
« amour ancienne me contraint, et ce scavez » écrit-il à Marguerite. Je propose l’hypothèse que la jeune femme figurant sur la tapisserie Pénélope du Museum of Fine Arts de Boston est Marguerite d’Autriche.

Plusieurs peintres possibles dont Jean Perréal
vers 1495, huile sur panneau
44 x 30 cm -
collection particulière
Jean Hey, Marguerite d’Autriche
huile sur bois de chêne,
vers 1490 ; 32,7 x 23 cm
Metropolitan Museum of Art
Elle est conduite à Amboise en 1483, à l'âge de 3 ans, fiancée promise au dauphin de 10 ans son aîné, le futur Charles VIII. Mais ses fiançailles sont rompues, Charles VIII ayant décidé d'épouser la duchesse Anne de Bretagne afin d'empêcher Maximilien de devenir duc de Bretagne. En 1491, elle est renvoyée avec sa dot à son père. Perréal l’a certainement rencontrée, voire portraiturée, lors de son séjour à la cour de France.]
*
Le projet a pris du retard et ne peut aller à son terme. Michel Colombe, très malade, décède dans l’année 1512, laissant son atelier à Guillaume Regnault, qui a travaillé avec lui pendant plus de quarante ans à partir du début des années 1470 et a effectué l’essentiel de la sculpture dans l’atelier.
Les trois dernières lettres connues de Perréal à Marguerite laissent entendre la dégradation de leurs relations (retard pris pour la réalisation, intrigues si l’on en croit les lettres de Perréal, désaccord de Marguerite sur les propositions de Perréal) avant la rupture due à de trop longs pourparlers. Marguerite congédie Perréal et Lemaire à l’été 1512.
L’édification de l'église peut désormais débuter.
Marguerite fait appel à des maçons et sculpteurs flamands sous la conduite de l'architecte et entrepreneur bruxellois Louis van Bodeghem (ou Loys van Beughem ou Van Boghem) qui supervisera la construction jusqu'à son achèvement en 1532 et de Jan van Roome (dit Jean de Bruxelles, artiste connu également comme cartonnier de tapisserie, concepteur de sceaux et peintre) et Conrad Meyt pour les grands gisants et les angelots sculptés dans un marbre blanc de Carrare et posés sur une dalle de marbre noir.
« En octobre 1515, « l’ymaigerie » de la chapelle de Madame est presque entièrement taillée.
Le 7 juillet 1516 est effectué le paiement de Jan Van Roome pour six grands « patrons » concernant les trois tombeaux et quelques autres « petits patrons ».
En 1518, Marguerite d’Autriche reçoit le dessin de ce qui a déjà été réalisé à l’église et, le 30 juillet 1522, un procès-verbal fait connaître l’avancement de la sculpture, presque achevée.
(AD 01, H 614 : sont ainsi déjà réalisées la statuaire du portail, des trois retables, ainsi que les trois statues destinées au maître-autel. L’architecture de son tombeau est presque terminée. Les vertus du tombeau de Philibert sont prêtes. Quant au tombeau de Marguerite de Bourbon, tout est prêt à poser hormis les éléments en pierre noire.)
Après un premier voyage à Brou en 1524, Conrad Meit signe son contrat pour la grande statuaire des tombeaux le 14 avril 1526.
Il achève l’ouvrage avec ses collaborateurs à l’été 1531, soit six mois après la mort de Marguerite d’Autriche à Malines. Le 5 août 1531, le procès-verbal de réception des tombeaux est dressé par deux artistes désignés comme experts : François de Toiria de Montbenoît et Pierre Vienze d’Anvers.
L’église est consacrée le 22 mars 1532.
Des sculpteurs brabançons sont venus travailler plusieurs années à Brou. Marguerite choisit les meilleurs artistes et ouvriers flamands mais aussi français, italiens et allemands de son temps.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Monast%C3%A8re_royal_de_Brou
Que reste-t-il des travaux de Perréal à Brou, dans l’église, la statuaire, voire les vitraux ?
Ses lettres montrent qu’il a effectivement exécuté des patrons pour l’église, mais ont-ils été utilisés pour son édification. Tania Lévy écrit :
« Quoiqu’il en soit, les travaux s’étant achevés vingt ans après le renvoi de Perréal, il semble tout de même hasardeux de lui accorder une grande part dans ce qu’on peut voir à Brou. » Elle précise : « Enfin, il existe d’autres dessins de tombeaux faits par Perréal mais une fois encore ces patrons ont disparu, et en outre, il semble qu’il soit impossible de trouver leur transposition en pierre : les tombeaux de Brou. »
Max Bruchet, Marguerite d'Autriche, duchesse de Savoie, Comité flamand de France,
1927.
https://archive.org/details/margueritedautricheduche/page/4/mode/2up
Tania Lévy, Les peintres de Lyon autour de 1500, Presses universitaires de Rennes, coll. Art et société, 2017.
volume II : Annexes - Pièces justificatives, tableaux et plans
https://theses.hal.science/tel-01688643/file/L%C3%A9vy_Tania_These_Volume2_HALSHS.pdf
Observations sur la correspondance de Jean Perréal, dit de Paris, avec Marguerite ďAutriche, concernant l’église de Brou ; par M. Charles-Jules Dufaÿ.
https://books.google.hn/books?id=MoBy5DlV9YYC&hl=fr&source=gbs_navlinks_s
Pierre Pradel, « Les autographes de Jean Perréal », Bibliothèque de l'école des chartes, 1963, tome 121, p. 132-186.
https://www.persee.fr/doc/bec_0373-6237_1963_num_121_1_449654

Saint-Denis et Anne de Bretagne – Louis XII

À la mort de Louis XII, François Ier, dès les premières semaines de son règne, commande un tombeau monumental pour honorer la mémoire de son prédécesseur et de son épouse, parents de Claude de France, la nouvelle reine. Deux ateliers sont sollicités, celui des frères Juste, Antonio, Andrea et Giovanni Betti, sculpteurs florentins installés en France et celui de Guillaume Regnault. Ce tombeau en marbre blanc de Carrare ne sera mis en place dans la basilique, nécropole des rois de France à Saint-Denis, qu’en 1531.
« Les différentes mains sont difficiles à différencier, d’autant plus que le nombre et l’identité des intervenants restent problématiques. La critique est partagée. Faut-il attribuer certaines parties, notamment les priants et les gisants, à des sculpteurs français comme Guillaume Regnault, l’un des collaborateurs de Michel Colombe, ou faut-il y voir une œuvre entièrement italienne ? »
Site de l’Université de Tours, Parcourir Tours à la Renaissance.
https://partours.univ-tours.fr/oeuvre/tombeau-de-louis-xii-et-anne-de-bretagne/
Si Guillaume Regnault a sculpté les bas-reliefs du tombeau, il a pu le faire à partir de dessins rapportés par Perréal (« en ceste dernière guerre contre les Vénitiens, où ay eu plus de dangier que de mal » écrit-il dans une lettre écrite à Marguerite d’Autriche le 15 novembre 1509).
Pour les frères Justes seuls à l’ouvrage, l’attribution des modèles à des artistes italiens est fort logique, sans doute à partir des dessins de Vinci.
Barbara Hochstetler Meyer conclut ainsi son article sur La Bataille d’Anghiari :
« Le lien entre les dessins de Léonard, son carton ou modello pour la bataille d'Anghiari et les reliefs du tombeau pourrait résulter de l'influence des sculpteurs florentins ou français.
Antoine, Jean et André Juste étaient à S. Martino a Mensola, à quelques kilomètres de Florence. Antoine, l'aîné, arriva le premier en France, peut-être dès 1505, et établit finalement son atelier à Amboise où il commença à travailler sur le tombeau royal en 1516. À l'automne de la même année, Léonard arriva en France et s'installa au Clos Lucé, une propriété de campagne non loin du château d'Amboise et de son village. Il leur restait peu de temps à vivre. Antoine Juste mourut avant le 20 novembre 1518 ; Léonard mourut le 2 mai 1519. Comment n'auraient-ils pas pu se connaître, partageant en commun un lieu de naissance, une langue et une dernière demeure ?
Je pense que le projet du tombeau de Louis XII et les portraits du roi défunt et de sa reine qu'il présente sont l'œuvre de Jean Perréal. Mais le style des figures, des reliefs et des motifs décoratifs est l'œuvre des sculpteurs. »
Meyer, B. H., « Leonardo’s Battle of Anghiari : Proposals for Some Sources and a Reflection », The Art Bulletin, vol. 66, 1984, p. 367-381.
Dans ce petit temple à l'antique, le roi et la reine sont figurés en orants ou priants sur la terrasse supérieure et en transis à l’intérieur, figés dans la mort. Comme à Nantes, les statues des quatre vertus cardinales, Justice, Abondance, Force et Tempérance, occupent les angles tandis que celles des apôtres sont disposées sous les arcades des façades. Sur les quatre côtés du socle, sont relatées les batailles de Louis XII en Italie dont, sur le côté gauche, la bataille d’Agnadel, près de Milan, qui voit le 14 mai 1509, la victoire des armées de la Ligue de Cambrai (Jules II, Louis XII, Maximilien Ier et Ferdinand II d'Aragon) sur celles de la République de Venise. Perréal rappelle l’événement en le déroulant sur quatre séquences : sortie du camp français, passage de la rivière Adda, choc de cavaliers autour d’un étendard et marche victorieuse en direction du camp vénitien.

La partie centrale du troisième tableau représente un combat chaotique et violent comprimé dans un triangle, une composition qu’il retient également pour chaque tapisserie de La Dame à la licorne. Perréal a retrouvé dans cette scène ce que Pascal Brioist nomme « la domination du chaos » dont est alors convaincu Vinci qui vient de vivre les horreurs de la guerre en suivant pendant huit mois, d’août 1502 à mars 1503, les expéditions militaires de César Borgia en Romagne et en Toscane.
Didier Le Fur écrit : « Symboliquement, il peut s’agir aussi du combat contre la mort et de la victoire sur celle-ci, grâce aux quatre vertus cardinales qui entourent le tombeau. » (Anne de Bretagne, Guénégaud, 2000, p. 144.)
Après la victoire d’Agnadel le 14 mai 1509, une bataille d’une extrême violence, Louis XII refuse expressément que les villes de Paris et de Lyon lui offrent les traditionnelles entrées solennelles à son retour d’Italie, afin d’économiser les finances de ces deux cités.
Le consulat de Lyon avait déjà commandé au sculpteur Jean de Saint-Priest, sur un dessin de Jean Perréal, la préparation d’un arc de triomphe et d’un trophée. Le consulat fait néanmoins ériger une colonne commémorative sur le pont du Rhône, où devait figurer l’effigie du roi portant le globe terrestre, avec l’inscription Luodvicus XII Franciæ Rex Ex Venetiis Victoiriam Reportans. P. C. Ann. MDIX. Elle sera abattue par les protestants en 1562.
Le refus royal n’empêche pas la parution d’ouvrages qui célèbrent la sanglante victoire d’Agnadel. Symphorien Champier, dès son retour d’Italie, fait le récit de la campagne victorieuse dans un opuscule imprimé à Lyon qu’il intitule Le triumphe du tres chrestien Roy de France xij de ce nom ; et Claude de Seyssel, fait paraître La Victoyre du roy contre les Véniciens en 1510 à Paris chez Antoine Vérard.
Quant à Jean Lemaire de Belges, qui n’était pas en Italie, il fait paraître à Lyon en l’année1509 sa Légende des Venitiens. Il y insère, en guise de préface, une lettre à Louis de Gorrevod où il exalte les victoires de Louis XII contre les Vénitiens, et en guise de Péroration de l’acteur, une autre à Claude Thomassin où il décrit le retentissement qu’a eu à Lyon la victoire française contre Venise ; il y fait l’éloge des images et peintures de Jean Perréal représentant la défaite des Vénitiens.
Mais vostre bon amy, et mon singulier patron et bienfaiteur, nostre second Zeuxis ou Apelles en peinture, maistre Jean Perreal de Paris, peintre et varlet de chambre ordinaire du Roy, duquel la louenge est perpetuelle et non terminable.
Car de sa main mercuriale il ha satisfait par grant industrie à la curiosité de son office et à la récréation des yeux de sa treschrestienne majesté, en peingnant et représentant à la propre existence, tant artificielle comme naturelle dont il surpasse aujourdhuy tous les citramontains, les citez, villes, chasteaux de la conqueste et l'assiette d'iceulx, la volubilité des fleuves, l'inéqualité des montaignes, la planure du territoire, l'ordre et le désordre de la bataille, l'horreur des gisans en occision sanguinolente, la misérableté des mutilez nageans entre mort et vie, l'effroy des fuyans, l'ardeur et impetuosité des vainqueurs et l'exaltation et hilarité des triomphans.
Et si les images et peintures sont muettes, il les fera parler ou par la sienne propre langue bien exprimant et suaviloquente.
Parquoy à son prochain retour, nous en voyant ses belles œuvres, ou escoutant sa vive voix ferons accroire à nous mesmes avoir esté presens à tout.
Propos dithyrambiques d'un ami poète. Malheureusement, aucune de ces œuvres ne paraît nous être parvenue, pour une meilleure connaissance de Perréal.
Lui répondent en écho les vers de Jean Marot et de Jean d’Auton parcourant la mortelle et orrible feste du champ de bataille d’Agnadel.
Dans l’Epistre elegiaque par l’eglise militante de 1511, Jean d’Auton rime avoir vu à Agnadel « bras et mains voller / Corps assomer et testes decoller ».
Dans Le Voyage de Venise de 1526, Jean Marot n’est pas en reste pour décrire « ceste orrible feste » (v. 2280) ; du début de la bataille :
« Lors commença le bruyt et la clameur / Plus que devant, car c’estoit grant horreur / De veoir meurdrir en extreme fureur / Povres souldars, / Qui prindrent mort soubz lances et soubz dars. » (v. 2347–2350) avant de se réjouir de voir les ennemis vénitiens tués : « Bref, c’estoit ung plaisir / De veoir abattre et en terre gesir / Venitiens… (v. 2327–2329) lesquels « Detaillez sont comme chair à pastez ; / Les autres sont de picques enhastez, / Gisans envers. / Troys mil et plus, les champs furent couvers / Des corps meurdris, de tailles et revers, / Par boys, par prez et autres lieux divers / Sont acablez. / Veoir on en peult les fossez tous comblez. » (v. 2440-2447)
Perréal a pu voir à Florence la partie centrale de La Bataille d'Anghiari, celle que l’on nomme La lutte pour l’étendard que Léonard peint entre 1503 et 1505 sur le mur est de la salle du Grand Conseil (salle des Cinq-Cents aujourd'hui) du Palazzo Vecchio, qu’il laisse inachevée quand il quitte la ville en 1506.
Comme Rubens qui voyage en Italie entre 1600 et 1608, mais ne peut voir l'esquisse de la Bataille, détruite vers 1560, Perréal peut avoir consulté ses croquis préparatoires. La bataille d'Anghiari, en Toscane, a vu le 29 juin 1440 la victoire des Florentins contre les Milanais, gagnant ainsi leur indépendance. Sur le mur opposé, Michel-Ange relate la bataille de Cascina du 28 juillet 1364 entre les Florentins et les Pisans ; son carton de 1505 est communément intitulé Les Baigneurs surpris mais la fresque n’a pas été exécutée.
Une confrontation avec certaines scènes représentées sur le tombeau de Saint-Denis permettrait-elle d'identifier des emprunts de Perréal à Vinci, tout en sachant que Perréal est assurément capable de dessiner des chevaux dans tous leurs mouvements.
Guillaume Regnault, candidat à la sculpture des bas-reliefs du tombeau, a pu s’appuyer sur les dessins de Perréal croqués lors des différents épisodes de bataille et sur les études de Vinci pour La Bataille d'Anghiari, par l’intermédiaire de Perréal ou d’une visite à Léonard au Clos-Lucé.
Les frères Justes, qui ont pu voir le début de la fresque à Florence, avaient à leur disposition toutes les études de Vinci.
L’exemple le plus éloquent serait la Lutte pour l’étendard.
Diverses copies qui narrent cet épisode proviennent certainement du carton de Léonard. « Cependant, si elles sont similaires dans leurs lignes essentielles, elles ne sont pas entièrement cohérentes dans les détails, et chacune présente des variations dues à la liberté et à l'habileté du copiste, ou peut-être à la nécessité pour celui-ci d'interpréter un modèle – le carton de Léonard – en état de grave détérioration. »
Roberto Manescalchi, « Leonardo : scoperta una nuova scena della battaglia d'Anghiari ? Lo studio di Manescalchi », Stile Arte, avril 2018.
https://stilearte.it/leonardo-scoperta-una-nuova-scena-della-battaglia-danghiari-lo-studio-di-manescalchi/
Parmi ces multiples copies, choisissons la Tavola Doria qui doit son nom à la famille noble qui l'a achetée et conservée jusqu'en 1940.

Partie centrale de la Bataille d'Anghiari,
copie dite Tavola Doria, XVIe s.
peinture à l’huile sur bois de peuplier
Il est difficile de croire qu’elle est de Léonard lui-même.
Ces copies peuvent-elles permettre d’identifier (si elles sont fidèles à l’original) un emprunt important possible de Perréal à Vinci ?
Le tombeau de Saint-Denis
Ce grand groupe central du bas-relief semble être une extension des études préparatoires de Léonard pour la Bataille de l'étendard.
Une dernière remarque pour clore la bataille :
Chez Léonard (ou sa copie), on ne voit pas la tête du cheval, remplacée par celle du cavalier. Le Centaure. Non pas Chiron, mais Nessos. Ou bien Crotos, le Sagittaire qui combat les Grecs de son arc et de ses flèches, tissé dans deux tapisseries (MET New-York et Worcester Art Museum) de la série de La Guerre de Troie (1470-1490).
Mais son expression cruelle montre que l’homme soldat entré dans la bestialité. La bête en l’homme, « sì crudele e dispietato monstro ». Une déshumanisation qui ne se retrouve pas sur le tombeau de Saint-Denis.
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