Jean Perréal, copieur-colleur

ou

emprunteur de génie ?

 

 

 

Les artistes de tout temps, ont emprunté des éléments vus dans d’autres œuvres, quels que que soient leur époque, leur nature et leur style.

Jehan Perreal de Paris n’a pas dérogé à la règle et a laissé à chacune et à chacun le plaisir de les repérer.

J’ai voulu faire de Jean Perréal l’élève et le continuateur d’Henry de Vulcop. Il lui aurait repris son fonds de modèles qu’il a disséminés dans toute son œuvre en même temps qu’il glissait en clins d’œil la moisson de dessins qu’il a rapportés d’Italie auprès des artistes rencontrés comme Léonard de Vinci, Michelangelo Buonarroti, Sandro Botticelli.

Je vous propose ses emprunts tirés des œuvres qui lui étaient permis de regarder, loin de tout musée et de toute recherche informatique.

Feuilletons ensemble le livre d’art qui nous permettrait de découvrir ces rencontres …

 

… dans la tenture La Chasse à la licorne

avec Henri Vulcop ou Le Maître de Cöetivy ...

 

Visages "inhumains" tirés des dessins de La Guerre de Troie de Henry de Vulcop pour « contempler la violence collective dans son horreur purement humaine, moralement coupable ».

Les huit dessins conservés au Louvre appartiennent à une série de 8 (RF. 2140 à 2147) représentant des épisodes de la Guerre de Troie. Ils sont considérés comme les "petits patrons" pour la tenture de 11 pièces offerte à Charles le Téméraire par la ville et le Franc de Bruges, en 1472, à l'occasion de son mariage avec Marguerite d'York. Elles avaient été commandées à l'atelier de Pasquier Grenier à Tournai. Dix-sept couplets ou vers étaient fixés au dos des montages.

(Cf. F. Avril et N. Reynaud, Les Manuscrits à peintures en France 1440-1520, Paris, 1993, n°26, p. 64)

https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl020115212

https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl020115213

https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl020115214

https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl020115215

https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl020115216

https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl020115217

https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl020115218

https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl020115219

 

 

Patron de la Tenture de La Guerre de Troie
l'armement de Pirrus - 1465
Plume avec rehauts d'aquarelle
Musée du Louvre - département des Arts graphiques

 

À feuilleter les Livres d'Heures imprimés par le libraire Simon Vostre et à examiner les illustrations gravées par Philippe Pigouchet (actif entre 1488 et 1518) sur des dessins du Maître des Très Petites Heures d'Anne de Bretagne, ex-Maître de La Chasse à la licorne, apparaîtront en marge des personnages assez semblables aux chasseurs de La Chasse, par leur physionomie et leurs attitudes ; et des coiffures ou des coiffes que les deux jeunes femmes de La Dame à la licorne portent, comme par exemple la chevelure en aigrette.

(Bibliothèque municipale, Bourges, cote By 12024. Voir fol. b4v et fol. k6r.)

http://www.bvh.univ-tours.fr/Consult/index.asp?numfiche=1014

 

 

Des scènes dramatiques (contorsions, émoi, tension, horreur, terreur) rappelant l'école expressionniste de Ferrare autour de Cosmè Tura au Quattrocento.

La Guerre de Troie : La Chute de Troie - v.1470
première et dernière tapisseries : Pyrrhus tue Priam
Musée de la Cathédrale - Zamora – Espagne

 

Le massacre des Innocents et la Fuite en Égypte
détail d'une tapisserie achetée à Bayeux
musée de l'université Bob Jones
Greenville - Caroline du Nord

 

Quels lourds secrets dans la tour ?

 

Qui sont ces deux couples de personnages :

 

– l'un (deux hommes) au sommet de la tour ? Aux têtes trop grosses pour la taille de la tour, comme pour retrouver la naïveté des enluminures médiévales.

Des spectateurs, comme il s'en trouve dans des miniatures médiévales :

 

La Chute de Troie
dessins autrefois attribuées à Conrad et Henry de Vulcop
cathédrale de Zamora – Espagne

 

– l'autre (une femme et un homme, emprisonnés ?) derrière des barreaux,

Après avoir confronté différentes solutions, la plus vraisemblable est la suivante : il s’agit de Cassandre, fille de Priam, roi de Troie, et de son geôlier. Selon Lycophron de Chalcis, poète grec né vers ―320, dans son poème Alexandra, Priam qui considérait sa fille folle l’avait fait enfermer dans une tour pyramidale construite sur l'Atès, en plaçant cependant auprès d’elle un gardien ou messager pour lui rapporter les paroles mêmes de ses prophéties.

Homère ne relate pas cette séquence troyenne car il ne mentionne pas les dons de prophétie de la belle Cassandre. Outre le poème de Lycophron, elle se retrouve dans L’Orestie d'Eschyle et dans Les Troyennes d'Euripide.

http://remacle.org/bloodwolf/poetes/lycophron/alexandra.htm

Deux raisons appuient cette interprétation :

― Le grand nombre des manuscrits de l’Alexandra existants prouve qu’il a été beaucoup lu.

― La même scène se retrouve dans la tenture La Guerre de Troie : Enlèvement d'Hélène conservée dans la cathédrale de Zamora en Espagne, tissée à Tournai sur des dessins des frères Conrad et Henry de Vulcop entre 1465 et 1475.

Jean Perréal, possible élève-apprenti dans leur atelier, aurait pu hériter d’une partie de leur fonds de dessins.

 

Cette question résolue, en apparaît aussitôt une autre : quel malheur annonce cette Cassandre en sa tour enfermée qui concernerait le couple royal par exemple, présent au centre de cette tapisserie de La Chasse à la licorne ?

S'il s'agit d'Anne de Bretagne et de Charles VIII, ce ne peut être que la mort de leurs six enfants, tous morts en bas âge. S'il s'agit d'Anne de Bretagne et de Louis XII, serait-ce la mort de deux de leurs quatre enfants, avant qu’elle meure à 36 ans en 1514 ?

 https://fr.wikipedia.org/wiki/Anne_de_Bretagne  

 

 

 

avec Robert Gaguin

 

 

 Robert Gaguin (1434?-1501)
Compendium Roberti Gaguin super Francorum gestis ab ipso recognitum & auctum
Paris - 1501 - BnF - département Réserve des livres rares, RES-L35-11

 

Howard et moi pensons que la tenture de La Chasse est la narration assez précise de la Genèse et des Évangiles. C’est pour nous aussi la narration de la royauté française depuis Clovis.

Elle pourrait avoir été conçue pour célébrer le millénaire du baptême de Clovis (496-1496 ou 497-1497 ou 498-1498) : premier roi thaumaturge du royaume de France. (Le baptême de Clovis : certainement pas à la date communément admise de Noël 496. La date exacte reste incertaine.)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Bapt%C3%AAme_de_Clovis

On pourrait poser l’hypothèse que ces deux dessins sont contemporains, Perréal reprenant la distribution des divers éléments pour concevoir cette tapisserie qui tire ses arguments à la fois de la Genèse et des Évangiles.

En 1495, Robert Gaguin (1433-1501), fait paraître à Paris son Compendium de origine et gestis Francorum (Recueil des origines et des actes des Francs), première histoire de France imprimée en latin classique, allant des origines franques puis du légendaire Pharamon jusqu’à Charles VIII (Rex Carolus octavus) et enfin Louis XII (Rex Ludovicus xii ou Ludovicus duodecim). Ce Compendium se veut la relation du passé "glorieux" de la France et de ses rois.

Pour l’ensemble des éditions, de 1495 à 1501, Gaguin s’appuie avant tout sur les sources traditionnelles comme Les Grandes Chroniques de France (texte en moyen français imprimé en 1476/1477), allégées de quelques parties fabuleuses comme l'histoire légendaire de Charlemagne ; la Chronique scandaleuse ou Histoire des estranges faicts arrivez soubs le regne de Louys XI. roy de France, depuis l’an 1460 jusques à 1483, imprimée en 1420 ; la Chronique en français de Jean Froissart qui couvrent les années 1322-1400.

La première traduction française intégrale du Compendium est publiée à Paris dès 1514, et rééditée une dizaine de fois jusqu'en 1536.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Grandes_Chroniques_de_France

https://fr.wikipedia.org/wiki/Grandes_Chroniques_de_France_(Jean_Fouquet)

https://essentiels.bnf.fr/fr/album/7f5e7984-e3ff-451d-b0b7-dbdce53567bc-grandes-chroniques-france

https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Chroniques_de_Sire_Jean_Froissart

https://archive.org/details/ChroniqueScandaleuse1620

Jean Perréal a donc eu l’idée géniale d’unir très étroitement le récit de cette histoire (fantasmée) du royaume de France exposée dans l’ouvrage de Robert Gaguin (Recueil des actes des Francs, révisé et augmenté par l’auteur) avec cette tapisserie de La Chasse autour de la foi commune, la religion chrétienne.

Dans la tapisserie à la fontaine, Perréal a usé d’une correspondance terme à terme, de gauche à droite de chaque colonne (représentant le Christ).

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/ca/The_Hunt_of_the_Unicorn_Tapestry_1.jpg

 

 

La composition ternaire : La trinité du dieu chrétien

Saint Denis décapité portant sa tête : seule, au centre du trio, apparaît la tête du personnage (l’apôtre Barthélémy aurait été condamné à être écorché vif.
Le supplice durant trop longtemps au gré de son bourreau, il fut décapité à la hache).

Saint Remi tenant en main gauche la « sainte ampoule » pleine du « saint chrême envoyé du Ciel », apportée par une colombe pour le baptême de Clovis.

Ce serait avec l’huile du baptême de Clovis que les rois auraient été sacrés depuis le Xe  siècle. Les rois auraient eu le pouvoir de guérir les écrouelles grâce à la puissance de l’huile divine.

Lui correspond dans la tapisserie l’apôtre Thomas. La légende chrétienne le tient pour vrai : Thomas l'incrédule, qui refusait de croire à l'Assomption de la Vierge, fit ouvrir son tombeau et le trouva rempli de fleurs. La Vierge fit tomber du ciel sa ceinture que Thomas reçut entre les mains. Son bonnet qu’il soulève représente cette ceinture.

La colonne :

Lors de la Flagellation, Jésus aurait lié à une colonne : la colonne figure ainsi parmi les instruments de la Passion. Dans les Annonciations italiennes, Daniel Arasse explique que la colonne est « un symbole traditionnel » du Christ.

Le cerf :

Figure royale et christologique, il renvoie aux mythiques cerfs blancs immortels capturés par des héros comme César ou Charlemagne, symbolisant l'aspiration de ces princes à la vie éternelle.

Depuis les Mérovingiens, le cerf est le messager envoyé par le ciel pour soutenir les rois francs en difficulté tels Clovis, Dagobert, Charlemagne ou Philippe le Bel.

Dans la tradition chrétienne médiévale, le cerf symbolise le Christ lui-même. Le cerf ailé (ou volant), colleté d’une couronne et muni d’ailes, est l’emblème de certains rois de France :   Charles VI, Charles VII et Louis XII. Sous le règne de Louis XI, le cerf ailé devient l'emblème de la fidèle maison de Bourbon et très utilisé par Pierre de Beaujeu et ses descendants.

La croix :

 Chez Gaguin, elle renvoie au caractère divin des rois de France. Chez Perréal, la licorne est le Père et la croix blanche, le Fils. La corne de la licorne envoie sa lumière à la croix blanche dessinée.

En touchant l'eau avec sa corne (matière première qui contient toutes les formes de pouvoir : partout, l'eau symbolise le chaos, la matrice qui a informé toutes les potentialités), la licorne (Dieu, le Logos, la Parole) dirige le Chaos originel et construit le Cosmos que la forme ronde de la fontaine représente (le mot grec kósmos signifie « monde ordonné »). 

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k111282t/f2.item.texteImage

 

Grande gravure en pleine page en guise de titre représentant saint Denis et saint Rémy, avec les armoiries des douze pairs de France :

― à gauche, les noms de villes pour les six pairs ecclésiastiques : l'archevêque-duc de Reims, l'évêque-duc de Langres, l'évêque-duc de Laon, l'évêque-comte de Beauvais, l'évêque-comte de Chalons et l'évêque-comte de Noyon

― à droite, les noms des provinces françaises pour les six pairs laïcs : le duc de Bourgogne, le duc de Normandie, le duc d'Aquitaine, le comte de Flandre, le comte de Champagne, le comte de Toulouse.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Pairie_de_France_(Ancien_R%C3%A9gime)

 

 

Dans une autre édition, cette gravure est remplacée par une autre
de construction et de contenu quasi similaires,
avec saint Dagobert, saint Charlemagne et saint Louis ;
les écus sont dans un ordre légèrement différent
.

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8704974z

 

Il est alors évident de comprendre cette scène de la tapisserie en la comparant à La Cène de Léonard de Vinci.

 

 

avec Léonard de Vinci

 LIEN 

 

 

avec Sandro Botticelli

 

Jean Perréal a vu en Italie les œuvres de Sandro Botticelli.

Il a très certainement pris quelques croquis dont on trouve traces dans La Chasse. 

 

Posture inversée de la déesse du Printemps (entre 1478 et 1482)

 

Flora à la tête ceinte de fleurs

Marie-Madeleine au centre,
le même visage et la fleur centrale au front

L'Adoration des Mages (1475)

autoportrait en " figure de bord "

La Fontaine

L’arc des personnages inversé
(avec l’arc des animaux en bas)

autoportrait en chien (perro real) " figure de bord "

 

 

 

avec Michel-Ange

 

 Anthropogonie

 

 

 

 

Voici les raisons qui rappellent la fresque de Michel-Ange dans la Chapelle Sixtine :

— La licorne touche le chien de sa corne (Dieu touche la main d'Adam pour lui donner une âme)

Pour la Kabbale, on ne peut pas toucher Dieu, on peut se rapprocher de lui, mais pas le toucher. Les créations de Dieu s’éloignent. Ceci est appelé le tsimtsoum (phénomène de contraction, rétraction, diminution). Michel-Ange a peint cela.

— Le regard du chien vers la licorne (Adam ouvre ses yeux à son Créateur)

— La licorne blesse le chien du bas et le chien au-dessus touche la licorne avec son museau (Ève, née d'une côte d'Adam, souriante et aimante, embrasse son Créateur)

 

— Le scrotum du chien est visible (comme chez Michel-Ange) (Dieu a créé l'homme d'abord et les êtres humains seront capables de se reproduire grâce à leur semence). Sous le chien, quatre roseaux peuvent évoquer un sexe érigé ! L'artiste n’a dessiné des roseaux que dans cette partie de la tapisserie !

 

 

Michel-Ange, étude au fusain noir et sanguine pour Adam, 1511
Londres, British Museum

L'attitude du chien de Jean Perréal est la même, inversée deux fois

 

 Autres nus

 

Girolamo Genga (v. 1476 – 1551)
Nu masculin allongé
Plume et encre brune, 147 x 245 mm
Feuille collée et la feuille reconstituée en haut et en haut à droite.
Inscription légère de Titiano à l'encre brune à gauche.

 

Girolamo Genga, Michel-Ange, Jules Romain, Jean Perréal et bien d'autres ont tous bu à la même source, le Tigre, qui traverse aujourd'hui le Vatican. La statue romaine antique d'un dieu-fleuve (probablement le Tigre, fleuve de Mésopotamie) est exposée au musée du Vatican.

Datant de l'époque d'Hadrien et inspirée d'un prototype hellénistique, elle se trouvait dans la Cour des Statues au début du XVIe siècle.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fleuve_Tigre_(sculpture)

 

 

 

Le vitrail Portement de Croix

 


Lucifer, sur le pont,
"menace" Jésus
(la licorne)

Portement de Croix - v. 1500
vitrail de la chapelle de l'Hôtel de Cluny
verrier : Amé Pierre
?

Comparons l'attitude des deux personnages :
– jambes identiquement vers la droite, jambe droite en avant
– tête tournée vers l'arrière
– mais le torse du second vu de face : position extrêmement difficile à tenir