Vinci et Perréal

 

 

[Un livre est prêt pour la parution si une maison d'édition l’accepte.]

 

Vinci et Perréal sont deux artistes protées que leurs multiples compétences et leur soif de savoir mènent à l’encyclopédisme (les Carnets pour l’un, La Chasse à la licorne pour l’autre).

Leurs occupations quasi identiques les voient au four et au moulin : dessinateurs, peintres et portraitistes, architectes, urbanistes et ingénieurs militaires, organisateurs de fêtes et de cérémonies diverses, décorateurs et créateurs de maquettes, chanteur et joueur de luth et de lyre (Vinci), ambassadeur (Perréal). Ses carnets montrent que Léonard s’intéresse longuement, sur les plans théorique et pratique, à la physique du son et à la création d’instruments de musique, en particulier pour leur mécanisation et les sons tenus. Si Perréal a laissé deux pièces de vers, Vinci se proposait de publier ses traités et peut-être un recueil de ses maximes, fables et rébus.

Ils ont œuvré pour les plus grands mécènes du temps.

Jean Perréal pour la ville de Lyon, Pierre II de Bourbon et Anne de Beaujeu, les rois Charles VIII, Louis XII et François Ier dont il est le peintre officiel, Anne de Bretagne et Marguerite d'Autriche. 

Léonard de Vinci pour Ludovic Sforza, Isabelle d'Este, la République de Venise, Laurent et Julien de Médicis, César Borgia, Charles d'Amboise, le pape Léon X, Louis XII, François Ier. Au même titre que Perréal, en juillet 1507, Louis XII nomme pour la première fois Vinci « nostre paintre et ingenieur ordinaire » peut-être parce qu’il œuvre à la réalisation d’une somptueuse villa pour Charles d’Amboise, le gouverneur de Milan, puis en août « peintre du roi très chrétien » en attachant à cette qualité une pension assez considérable. François Ier le nommera « premier peintre, ingénieur et architecte du roi » avec une pension annuelle très confortable, supérieure à celle des peintres de la cour : « A maistre Lyenard da Vince, paintre ytalien, la somme de deux mil escus soleil a luy ordonné par le Roy et sond. roole pour sa pension d’icelles deux années [1517-1518] » soit 2 000 livres tournois par an, l’écu valant alors deux livres ; « A messire Francisque Meyllcio, ytalien, gentilhomme qui se tient avec led. maistre Lyenard, la somme de huit cens livres tournois a luy semblablement ordonnée par le Roy et sond. roole pour sa pension des deux années » soit 400 écus soleil. ‘Archives nationales de France, KK 289, folio 352v.)  

(Paul Durrieu, Les relations de Léonard de Vinci avec le peintre français Jean Perréal, Paris, Ernest Leroux, 1919)

  

 

 

Le Mémorandum de Ligny 

 

À quelle date a lieu la première rencontre entre Léonard et Jean ?

En 1494-1495, lors de l'expédition à Naples de Charles VIII qui revendique comme héritier le royaume de René d’Anjou, alors qu’il n’est pas certain que Perréal soit du voyage ? Ou en 1499 quand Louis XII conquiert le duché de Milan qu’il réclame en tant que petit-fils de Valentine Visconti ? Louis XII fait une entrée triomphale à Milan le 6 octobre et y reste jusqu'au 7 novembre. Perréal est toujours documenté dans la ville le 14 novembre.

Pour Pascal Brioist, Vinci rencontre pour la première fois Perréal et Ligny en septembre 1494 lors de l’entrée de Charles VIII à Asti. Il en veut pour preuve « l’esquisse de chevaux équipés d’un harnachement pour tracter l’artillerie légère de campagne des Français. Ms H fol. 82r. » (P. Brioist, Les audaces de Léonard de Vinci, p. 361 et note 67 p. 384)

Le document qui signale la rencontre (de 1494 ou de 1499 ?) est le Promemoria Ligny ou Mémorandum Ligny. C’est un aide-mémoire rédigé par Vinci sur le folio 669r (ex 247r-a) du Codex Atlanticus conservé à la Biblioteca Ambrosiana de Milan, dont le dessin d'un théâtre mobile ou d'un décor semi-circulaire occupe le centre. Il commence ainsi :

 

 Va trouver Ligny (ingil) et dis-lui que tu l'attendras à Rome (amorra) et l'accompagneras à Naples (ilopanna). Aie soin de faire la donation (fatti fare enoiganodal) et prends le livre de Vitolone et les mesures des édifices publics. Aie deux coffres recouverts, prêts pour le muletier ; des couvertures de lit rempliront fort bien cet office ; il y en a trois, mais tu en laisseras une à Vinci. Prends les poêles des Grazie. Fais-toi donner par Giovanni Lombardo la maquette du théâtre de Vérone. Achète quelques nappes et serviettes, chapeau, souliers, quatre paires de chausses, un grand manteau en peau de chamois, et du cuir pour en faire de neufs. Le tour d'Alessandro. Vends ce que tu ne peux emporter.

 

Ce texte laisse entendre que Léonard est sur le point de quitter Milan menacée par la guerre et qu’il s’affaire à s’assurer de la possession de « sa » vigne et à rassembler ce à quoi il tient le plus, certainement ses livres, ses carnets, ses dessins et ses études de toutes sortes, amassés tout au long de sa vie (il a 47 ans depuis avril), enfermés soigneusement dans les coffres, avant de quitter ses appartements de la Corte Vecchia, un immense espace où il a installé son atelier et où vivent ses élèves et ses aides, ses animaux, ses maquettes et ses automates.

Son itinéraire semble se diriger vers le sud, la Toscane, avec un arrêt à Vinci où demeure encore son oncle Francesco, puis Rome, Naples enfin, si les Français s’y rendent. Naples où il pourrait avoir pour mission, confiée par les Français désireux de s’emparer de la ville, d’en inspecter les fortifications ?

 

 

 

Piglia da gian di paris

 

Avec Vinci, comme avec Perréal, les questions affluent. Dans la suite des tâches à effectuer avant son départ, Léonard écrit selon la transcription de Gerolamo Calvi en 1907 :

« Piglia da g[i]an di paris il modo de colorire a(s)secho . el modo del sale bianco e del fare le carte inpastate soli e (mo) in molti doppi e(l)la sua cassetta de colorj inpara la tenpera delle cornage inpara a disoluere la lacha gomma… »

 

 

 

https://brunelleschi.imss.fi.it/itinerari/immagine/img34746.html

La traduction qui en est faite connaît bien des variations. Je propose la suivante :

Prends auprès de Jean de Paris la manière de colorier à sec, la manière de fabriquer du sel blanc et celle de faire les papiers teintés, soit en feuilles détachées, soit en rame (ou : des feuilles enduites, des simples et beaucoup de doubles ; ou encore : des papiers teintés couchés en rame), et aussi sa boîte de couleurs. Apprends à obtenir les tons couleur chair à la détrempe (tempera). Apprends à dissoudre la gomme laque.

Les artistes italiens connaissent le travail de peintre de Perréal à partir des œuvres qu’il a envoyées en 1492 à Francesco Gonzaga, le portrait d’un enfant et celui de Charles VIII.

Léonard désire apprendre de Perréal la nouvelle technique du pastel encore inconnue en Italie qui consiste à utiliser de la couleur sèche sur le vélin, ce qu'il appelle le "mode de colorier à sec". Il désire aussi savoir comment utiliser certains liants insolubles, comme la gomme arabique extraite de l’acacia, pour lier les pigments de couleur, et même comme fixateur pour une feuille entière. Il souhaite également apprendre la façon de préparer la surface à dessiner et d’obtenir des feuilles simples et doubles, référence à la découpe de pages rectangulaires dans la peau tendue et irrégulière d’un chevreau ou d’un veau.  

 

 

 

Scène macabre à Milan

C’est à cette même époque que les noms de Vinci et Perréal se rencontrent à nouveau ensemble, accolés au même fait divers.

Giovanni Paolo Lomazzo rapporte que Léonard a dessiné un enfant difforme à Milan :

 

La peinture permet de se souvenir de nombreux autres monstres, et parmi tous, ceux (quelli) que Léonard de Vinci a représentés à Milan. L'un d'eux (uno de i quali) était un beau garçon, avec un membre au front, sans nez, et avec un autre visage derrière la tête, avec un membre viril sous le menton et les oreilles attachées aux testicules. Les deux têtes avaient les oreilles d’un faune. L'autre monstre (l'altro mostro) avait le membre en haut du nez, et les yeux sur les côtés du nez, et malgré cela il était aussi un bel enfant. Tous les deux se trouvent dans le dessin de sa propre main, chez le sculpteur Francesco Borella. 

(G. P. Lomazzo (1538-1592), peintre milanais. Trattato dell'arte de la pittura, Milan, 1584. Traité de la peinture, livre 7, chapitre 26, p. 637)

https://archive.org/details/trattatodellarte00loma/page/636

La description que Lamazzo donne correspond parfaitement à celle que Jean d'Auton rapporte dans sa chronique d’août 1501 au sujet d’un seul enfant difforme né à Milan :

 

Ung nommé Jehan de Paris, painctre du Roy, dist ausi avoir veu a Millan, peu de jours devant, la semblance d'ung enfent monstrueulx, mort n'avoit gueres, lequel estoit né de la femme d'ung mareschal de ladite ville de Millan ; et avoit celuy enfent tout le corps assez bien organisé, avecques deux visages, l'ung devant, l'autre derrière ; a celuy de devant n'avoit yeulx, nez, ne bouche, mais avoit sur le fronc ung vit et deux coillons ; au visage de derrière avoit ausi au menton ung vit et deux coillons, et au lieu de la bouche, ung petit trou tout rond ; au mylieu de ce visage, avoit ung nez applaty contre la chair, et deux semblances d'yeulx sans veue, et a chascun œil deux poppieres, l'une dessus, l'autre dessoubz ; lequel enfent, ainsi monstrueux, sitost qu'il fu né et baptizé, en poisle, par l'advys des parens, tous espaventez de ceste orreur, fut estainct, et enterré en terre saincte.

 

Mais la chose par les matrones, qui parlent voluntiers, fut descouverte et semée partout ; tellement que plusieurs voulurent voir celuy monstre. Et de faict, fut desterré et veu de chascun, dont pour ce fut a Millan tenu conseil, ou plusieurs grans clercz et autres se trouverent, lesquelz dirent, par conclusion, que ceste estrange merveille demonstroit au pays de Lombardye que les hommes de celle terre estoyent tant tachez du très horrible peché sodomiticque, que myeulx devoyent porter en la face les segretz virilles, pour l'impropere de leurs vices, que les tenir en lieu couvert pour en abuser contre nature, et preposterer son droict. Ore, avoit celuy Jehan de Paris portraicté la figure dudit monstre, apres le vif ; laquelle monstra au Roy et a plusieurs autres, du nombre desquelz je fuz, comme celuy qui lors suyvoye la cour pour savoir des nouvelles et icelles par escript rediger.

Jean d'Auton, Chroniques de Louis XII. Publié pour la Société de l'histoire de France par René de Maulde La Clavière, éd. H. Laurens, Paris, 1889-1895, t. 2, p. 102-104.

  

« Nos anciens artistes saisissaient volontiers les occasions d'étudier la nature, même dans ses écarts, & de servir la curiosité publique.

On connaît de ces monstres plusieurs gravures italiennes & allemandes. Notre Français se rencontra ici avec un peintre de grand nom. Léonard de Vinci, selon le témoignage de Lomazzo (Tructato dell' arte della pittura Milano, 1585, in-4, p. 637), fit aussi à Milan le dessin d'un enfant monstrueux. La description qu'il en donne se rapporte trop bien à celle de Jean d'Auton pour qu'on ne puisse douter que ce ne soit le même que dessina Jehan de Paris.

Jehan de Paris suivit en Italie Louis XII comme il avait suivi Charles VIII, & il y a lieu de lui faire une grande part dans les gravures qui accompagnèrent les livrets publiés sur cette campagne. On en signale dans les Lettres nouvelles de Milan, imprimées vers 1500 avec des vers de Pierre Gringore. »

 (Jules Renouvier, Jehan de Paris, varlet de chambre et peintre ordinaire des rois Charles VIII et Louis XII).

 

 

Hommages de Jean Perréal

à Léonard de Vinci 

 

* 

Emprunts reconnus

 

 

Le Champ fleury de Geoffroy Tory

Les dessins des lettres I et K qui renvoient explicitement à l’Homme vitruvien dessiné par Léonard de Vinci entre 1485 et 1490.

L’homme vitruvien

 

1485-1490, plume et encre
34,3 x 24,5 cm
Gallerie dell'Accademia, Venise

En haut de la page de l’homme de Vitruve se trouve le texte suivant de Léonard : « Ello spatio chessi truova infralle gambe fia triangolo equilatero » soit « et que l’espace entre vos jambes sera un triangle équilatéral ».

 

texte original

texte lu en miroir

« Ello spatio chessi truova / infralle gambe fia triangolo equilatero »

 

GeoffroyTory, Champ fleury, Gilles de Gourmont, Paris, 1529 

 

 

Le portrait de Pierre Sala et le Petit livre d’amour

 

Le texte de dernier quatrain est écrit de droite à gauche, à la manière de Léonard de Vinci, encadré par deux M formés de quatre compas.

 

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Reguardez en pytye
votre loyal amy
qui na jour ne demy
Bien pour votre amytye
 

LIEN

 

 

Emprunts que je lui accorde

 

 Les Cènes de Vinci et de Perréal  

 

 

 

La seconde tapisserie de La Chasse à la licorne des Cloisters est un clin d’œil tout à la fois admiratif et amusé à La Cène de Milan.

Jean Perréal, qui a été l’un des premiers à voir La Cène, a dû remplir quelques carnets d’esquisses pour ensuite composer son départ de la chasse.

La Cène, dernier repas avant la Passion et la mort, le rassemblement des chasseurs au cours d’un repas avant la chasse et l’hallali. 

LIEN  

 

 

L’anamorphose d’un œil 

 

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anamorphoses de Léonard de Vinci
1485 - Codex Atlanticus, fol. 35v.
Sur ce folio : un visage d'enfant et un œil déformés par élongation horizontale.
En haut, un œil " normal " et trois lignes de chiffres.
En bas, un texte sans rapport avec les dessins.

 Léonard de Vinci, visage d’enfant et d’un œil (1485, Codex Atlanticus).  

Au folio 62 r du Codex Arundel, Vinci distingue la perspective naturelle et la perspective accidentelle où « chaque chose figurée apparaît monstrueuse » (ogni cosa figurata apparisce mostruosa). Mais précise-t-il au folio 16 du manuscrit E de l’Institut de France, se référant à l’image anamorphotique, dans le cas d’une observation latérale d’une perspective accidentelle, là où une seule personne voit clairement la raison de cette perspective, toutes les autres ne la voient que confusément, « il faut donc fuir une telle perspective composée, et s’en tenir à la plus simple… (E glie dunque daffuggire tal presspetiva chonposta e attenersi alla senplicie … ) ». (traduction André Chastel) 

L’anamorphose de Perréal, née de celle de Vinci, est si déformée qu’elle en devient illisible et elle est placée si haut qu’elle n’a pas encore été perçue par la critique qui oublie d’en parler.

 

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L’œil anamorphosé occupe la place centrale du triangle équilatéral que l’on peut tracer à partir du sommet de la tente. C’est dire son importance dans la symbolique que lui accorde Jean Perréal, celle de représenter le dieu chrétien et donc son représentant dans la royaume de France, Louis XII. 

LIEN

 

 

La Joconde

 

 

Le tableau figure sous forme d’emprunt facilement décryptable dans deux œuvres de Jean Perréal : 

― dans la tapisserie n° 2 de La Chasse à la licorne au musée des Cloisters de New York

 

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 ― et dans la miniature accompagnant la Complainte de Nature à l'Alchimiste errant conservée au musée Marmottan à Paris.

 

 

Miniature illustrant La Complainte de Nature à l'Alchimiste errant
18,1 x 13,4 cm, coll. Wildenstein, ms. 147
Musée Marmottan, Paris

 

 

Marcel Duchamp, L.H.O.O.Q. (La Joconde aux moustaches), 1919
mine de plomb sur une reproduction carte postale de La Joconde
.

LIEN  

 

 

Les portraits de Léonard de Vinci ?

 

 

Dans la cathédrale de Nantes se trouve le tombeau de François II et de Marguerite de Foix, sa seconde épouse, qu’en 1499 Anne de Bretagne commande pour abriter les corps de ses parents. Elle fait appel à Jean Perréal et à Michel Colombe qui travailleront au tombeau pendant cinq ans, jusqu'en 1507. 

Les quatre vertus cardinales, riches en symbolisme, ont été placées aux angles : Force, Justice, Tempérance et Prudence. C’est cette dernière allégorie qui nous intéresse ici. Ses attributs sont ici le miroir pour se connaître soi-même, le serpent représentant le mal écrasé, le compas qui exprime la juste proportion, la mesure, la raison. Mais qui sont ces deux visages dos à dos qui forment un double visage, une sorte de Janus à deux faces ? L’un jeune et féminin, tourné vers l’extérieur du tombeau, comme attentif au présent et à l’avenir ouvert sur une ère nouvelle ; l’autre âgé et masculin, tourné vers le gisant du duc, donc vers le passé, évoquant aux yeux de sa fille la sagesse dont il a fait preuve.

Jusqu’aux recherches et à l’observation attentive de Sophie de Gourcy, le visage du vieil homme au revers de Prudence passait pour être un autoportrait de Michel Colombe. Mais Colombe a dû suivre les indications de Perréal qui souligne dans sa correspondance son admiration pour son ami sculpteur, âgé d’environ 75 ans en 1505.

 

 

 

Points communs

 

Les tapisseries millefleurs

 

https://www.tapisseries-damelicorne-huntunicorn.com/Images/combat%20faucon%20heron.jpg

 

Les fonds millefleurs marquent l’appartenance de la tenture de La Dame à la licorne à un ensemble de tapisseries à la mode dans la seconde moitié du XVe et au début du XVIe siècle, de 1480 à 1530 environ.

 

   

 

 

Atelier de Giampietrino
détail de la tapisserie tendue derrière Simon
vers 1520, huile sur toile, 424 x 802 cm
Tongerlo, Da Vinci-Museum

https://www.royalacademy.org.uk/art-artists/work-of-art/the-last-supper

 

En 2016, Pietro Cesare Marani souligne que « les copies les plus anciennes et les plus fidèles de La Cène, celle de l’Abbaye de Tongerlo (depuis 1545) ou celle attribuée à Giampietrino (vers 1520) aujourd’hui à Londres (Royal Academy) reproduisent très fidèlement le motif millefleurs des tapisseries placées à l’arrière, comme le révèle la dernière restauration de la peinture murale. » Cette restauration s’est achevée en 1999, après 20 ans de travaux réalisés par et sous la direction de Pinin Brambilla Barcilon.

Pinin Brambilla Barcilon & P. C Marani, Leonardo, l’Ultima Cena, Electa, 1999.

 

 

 

Licornes et chevaux

 

« La licorne, par intempérance et parce qu'elle ne sait pas refréner son goût des jouvencelles, oublie sa férocité et sa sauvagerie, et mettant toute crainte de côté, va vers la jouvencelle assise et s'endort dans son giron ; ainsi les chasseurs s'emparent d'elle. » (Léonard de Vinci, H 11 r)

 

Des dessins de Vinci comportent une licorne. Le motif est commun à bien des artistes de cette période et il ne faut pas voir à mon sens dans les licornes de Perréal un emprunt à Vinci. Mais la commande de La Chasse déjà faite, il peut discuter de son projet avec Vinci et lui montrer quelques esquisses.

 

  

Dame à la licorne, v. 1478-1480
Plume et encre brune
University of Oxford, Ashmolean Museum

 

v. 1481
University of Oxford, Ashmolean Museum

 

Dans cette allégorie se mêlent le soleil se reflétant dans un miroir,
un aigle combattant un dragon, un sanglier, un chien… et une licorne.
Musée du Louvre

 

 

Au mitan de la vie

 

On peut penser, en suivant Carl Gustav Jung, que nos deux artistes ont pu connaître une crise existentielle du milieu de vie

Dans un recueil d'essais sur le thème : secret de famille, deuil impossible, Marie Törok et Nicolas Abraham, psychanalystes, consacrent quelques pages à Léonard de Vinci : « Le fantôme de Léonard et le désir secret de Catarina ». Ils notent que le "tournant" dans l'attitude de Léonard intervient autour de ses cinquante ans lorsqu’il devient orphelin de ses deux parents (sa mère meurt en juin 1494, son père en juillet 1504). Selon leur analyse, si le lien mère-fils n'a jamais été rompu, un autre lien l'est bel et bien, celui entre Ser Pier et Catarina.

 

 

Le fameux sourire de la Gioconda est celui d'un mort à l'adresse d'un autre mort : spectacle à la fois fascinant et insupportable. Car nous, les spectateurs, à qui elle est offerte comme l'image de la vie accomplie, elle ne nous appartiendra jamais. Comme elle n'a jamais appartenu à Léonard autrement qu'un fétiche, lui donnant l'assurance renouvelée que dans la mort l'impossible bonheur de sa mère s'est enfin réalisé.

Si le lien mère-fils n'a jamais été rompu, un autre lien l'était bel et bien, celui entre Ser Pier et Catarina.

Or, c'est précisément ce problème-là, le lien coupé entre sa mère et son père – tel que la mère le ressent au fond d'elle-même – qui travaille l'Inconscient de Léonard. Il lui est transmis en vertu de l'unité duelle. Toutes les préoccupations de Leonard témoignent de cette question qui n'a cessé de le hanter : comment l'impossible serait quand même possible ? L'impossible quoi ?… N'importe quoi. Si telle chose est résolue alors l'autre le sera aussi : « alors ma mère aura mon père à elle et moi, je pourrais me détacher d'eux deux, de manière à en avoir introjecté le lien ». (Car un lien rompu, illégitime et secret demeure non-introjectable.)

La peinture est un bon moyen : par elle on pouvait tout représenter. Le portrait réussi – plus vivant que nature – le modèle absent est quand même aussi présent.

(Maria Törok et Nicolas Abraham, L'écorce et le noyau, Flammarion, 1970, p. 401-403)

 

Cette crise a pu avoir lieu entre trente-cinq et quarante-cinq ans environ pour Jean Perréal. Né vers 1460, mort en 1530, il aura vécu environ 70 ans. Cette « crise » se situerait vers 1495-1505, date vraisemblable de la gestation des tapisseries de La chasse à la licorne.

Je veux reconnaître Perréal dans la figure de cet homme que je nomme le pèlerin (le péréalin). La monstration de la Passion christique à travers la chasse à la licorne se double de la représentation du processus d'individuation d'un homme.  

 

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Le cheminement de ce personnage au premier plan est aussi celui du héros ou du chaman en cours d'initiation qui commence à la tapisserie 4 son processus d'individuation dans l'isolement le plus complet, en deçà de la rivière. Notre pèlerin porte une épée et une lance, des symboles masculins. Ici, l’épée représente l’élan vital qui conduit à la connaissance de soi. La fonction de la lance n’est pas de séparer, de trancher, mais de viser l’essentiel et d’en atteindre le centre. Volonté d’aller droit au but, avec une conscience aiguë de ce but, une certitude plus profonde qu’une intuition. Jean Perréal a pu y voir le telum passionis, la « flèche de la passion », la « flèche d’Éros ou de Cupidon », que décoche le Mercure alchimique.

 

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Son regard levé et les traits de son visage dénotent un état d'extase propice aux sollicitations de l'inconscient. Dans la tapisserie suivante, le visage apparaît serein. L'extase semble renaître sur son visage dans la tapisserie 6 où se clôt sa quête.  

Son processus d’individuation, « long travail de maturation psychologique, à travers un dialogue entre le conscient et l’inconscient, qui permet de devenir un individu singulier » au cours duquel l’épanouissement du Moi doit se métamorphoser en mûrissement du Soi, « à travers ses quatre grandes dimensions :

le Soi, ses langages (symboles, archétypes, images, mythes), ses médiateurs (rêves, imagination active, rituels, synchronicités) et le cheminement qui conduit à la complétude de l’être (démasquer la persona, intégrer l’animus et l’anima, traverser son ombre et réconcilier les contraires). » pourrait alors correspondre avec la conception de La Chasse à la licorne où tout le processus indiqué ci-dessus est ouvertement représenté dans la suite des tapisseries.

(Frédéric Lenoir, Jung. Un voyage vers soi, Albin Michel, 2021, p. 160 et 206)

 

Sa quête de la Connaissance, de la réalisation de son Soi, de la Totalité de son être, dans l'union des contraires (la conjonctio oppositorum), se clôt à la tapisserie 6 quand il rencontre enfin le couple royal. Le couple animus-anima est uni dans une hiérogamie amoureuse active et offre à nos yeux la conjonctio oppositorum, condition de la réalisation du Soi. Le couple royal est à regarder comme l'Androgyne primordial.

(C. G. Jung, Psychologie et Alchimie, Buchet-Chastel, 1970 et Mysterium conjunctionis, 2 tomes, Albin Michel, 1980)

LIEN  

 

 

 

 Comme devant la grande caverne

 

 

Soit ce texte très important dans une optique psychanalytique de Vinci :

 

Poussé par mon ardent désir, impatient de voir l’immensité des formes étranges et variées qu’élabore la nature artiste, j’errais quelque temps parmi les sombres rochers ; je parvins au seuil d’une grande caverne, devant laquelle je restais un moment frappé de stupeur, en présence d’une chose inconnue. Je pliai mes reins en arc, appuyai la main gauche sur le genou, et de la droite, j'ombrageais mes sourcils abaissés et froncés ; et je me penchai d’un côté et d’autre plusieurs fois pour voir si je pouvais discerner quelque chose ; mais la grande obscurité qui y régnait ne me le permit pas. Au bout d’un moment, deux sentiments m’envahirent : peur et désir, peur de la grotte obscure et menaçante, désir de voir si elle n’enfermait pas quelque merveille extraordinaire. (Codex Arundel, fol. 155r.)

 

Merveilleuse dernière phrase où tout ce que je cherche à dire est exprimé par Vinci lui-même, à laquelle on peut adjoindre la phrase suivante : « La femme, dans lequel il y a grand mystère (gran misterio)…, le grand mystère de la matrice et de l'embryon. » (De Anatomia, A, 16 r). La peur et le désir. La femme : la grotte des origines, la matrice universelle où s'enfantent la vie et les résurrections. La vulve qu'il nomme « le portier de la forteresse ».

Ces paysages de montagnes et de grottes se retrouvent à l’arrière plan dans certaines de ses œuvres, les deux Vierges au rocher, La Vierge et Sainte-Anne, la Joconde. ; et la caverne appartient à ses paysages obsessionnels. Dans le Codex Arundel, le folio 224r. Léonard a dessiné deux croquis disposés verticalement : le premier montre un paysage rocheux occupé par une montagne, le second représente une grotte semi-sphérique.

 

Leonardo Da Vinci - Vergine delle Rocce (Louvre).jpg Leonardo da Vinci Virgin of the Rocks (National Gallery London).jpg 

La Vierge aux rochers
1- huile sur bois transposé sur toile, 199 x 122 cm, 1483-1486, Louvre.
2- huile sur bois 189,5 x 120 cm, 1491-1499 puis 1503-1506, National Gallery.

http://dame-licorne.pagesperso-orange.fr/IMAGES/vierge%20rochers%203.jpg

 

La tente de La Dame à la licorne pourrait bien être la caverne de Perréal.

 

https://www.tapisseries-damelicorne-huntunicorn.com/IMAGES/la%20tente%203.jpg

 

Celui qui aurait pu être le père n’est présent (Louis XII) que par des objets attributs de son statut royal (tente couronnée de couleur bleue), par un regard atrophié (un seul œil anamorphosé) et par la silhouette ithyphallique de Mary qui va pénétrer dans la tente aux lèvres ouvertes, substitut charnel ou symbolique du phallus paternel. Si manque il y a, si Mary n’a pas le phallus, elle l’est. Le corps de Mary supplée l’absence de tout mât central qui assurerait et maintiendrait l’érection de la tente. Surtout si Louis XII a pu (dé)faillir, ce qu’aurait pu (inconsciemment ?) vouloir évoquer (avec amusement) Jean Perréal dans cette scène de la tente. Louis XII contemplerait alors la scène qu’il n’a peut-être pas vécue avec Mary si l’on se réfère aux propos de François Ier à Fleurange et de Robert Wingfield.

Éros et Thanatos.

Le Phallus érigé et le Mort anamorphosé.

 

La psychanalyse l’affirme : pour notre inconscient, la seule représentation de la perte est le phallus. La perte de Mary partant pour l’Angleterre ne peut être montrée (inconsciemment) par Jean Perréal que par une image de phallus, de femme-phallus. Est-ce le Père real (royal) qui se substitue ainsi au peintre ? N’a-t-il pas, comme Louis XII avec sa fille, un fils prénommé Claude ? Ne peut-il pas, dans un rêve éveillé, ou dans un moment d’exaltation, d’euphorie, ou de fatigue, penché sur son dessin depuis des heures, se représenter (à son insu) dans la silhouette ithyphallique de celle qui est au centre (son nombril !) de ses dessins (desseins) et de ses pensées comme un père de substitution à cette orpheline abandonnée ? Le désir du « manque » signifié par la silhouette de Mary, l’érotisme par la tente ouverte.

Ce phallus dressé est-il un clin d’œil au commanditaire dont le nom de famille évoque celui donné au pénis, le « vit » ?

L’œil anamorphosé représente leroi mort mais l’immortalise en l’identifiant à Dieu. L’œil masque ainsi le et la mort. La preuve : personne encore ne les a vus ou signalés (ou voulu le faire). « Élision du regard », du « ça regarde », du « ça montre », qui souligne l’existence de l’objet perdu que la forme ithyphallique de Mary rend visible, palpable. Comment passer sous silence complet cet objet imaginaire sous la dépendance duquel est tout sujet du désir ? « Le corps rigide de la verge, de la vierge aussi et de la mère. »

(Jacques Derrida, Glas, p. 24. Cf. les sculptures de Louise Bourgeois, Fillette et de Brancusi, Princess X)

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