Sa « marque » : les trois anneaux

 

 

 

Jean Perréal est préoccupé par la trinité (avec et sans majuscule) ; il s’en fait un insigne. Non seulement notre artiste se crée un nom (Perreal), des signatures-images (le chien, le P barré), mais il dessine son seing comme un emblème héraldique : trois anneaux enlacés .

 

Signature de Jehan de Paris – 1490

 

 

https://www.tapisseries-damelicorne-huntunicorn.com/Images/lettre%204.jpg

Lettre à Marguerite d'Autriche, le 1er décembre 1511

 

Cette signature ternaire de Perréal me semble entrelacer par anticipation les trois parties de son identité finale : prénom – nom – surnom.

Cette « marque » reprend exactement le symbole de la Trinité chrétienne d'un manuscrit français de la fin du XIIIe siècle, qui contenait quatre schémas, trouvé à Chartres (détruit dans un incendie en 1944).

 

 

Rappel du bouclier où figuraient trois fleurs de lys qu’un ange aurait, selon la légende, remis à un ermite de la forêt de Marly pour être donné à Clovis avant la bataille de Tolbiac et sa conversion.

 

 

Pour parvenir au schéma initial, le schéma de 1489 doit être redressé comme suit : rotation verticale + rotation antihoraire.

           

 1489                          fin XIIIe s.               1492

         

 

Trois en un : « cette allusion si chrétienne à la Trinité étonne un peu, mais elle tombe juste. Un fils ne prend-il pas son nom à un père vivant, ainsi réduit à son Esprit ? (… au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, comme le dit la liturgie) . »

On pourrait dire qu’il s’agit d’un nouage symbolique, imaginaire, réel. Il figure dans les armoiries de la famille lombarde Borromeo (Borromée) pour symboliser l'alliance des trois familles Borromeo, Visconti et Sforza.

Le Florentin Giovanni Rucellai (1403-1481), prieur en 1463 et gonfalonier de justice en 1475, choisit le tre anelli, trois bagues diamantées entrelacées. Cosme Ier de Médicis (1519-1574), grand-duc de Toscane, fait de même.

 

Extrait de Jacopo Typotius, Symbola Divina et Humana

L’emblème (impresa) de Cosme Ier de Médicis, grand-duc de Toscane :

trois bagues entrelacées serties chacune d’un diamant

Sa devise (motto) : SVPERABO - Je surpasserai

 

« Ut adamas fortitudine, patientia, et valore, reliquas gemmas susperat : ita etiam Cosmus iste magnus Hetrurie Dux significare voluir, tribus annulis adamantibus ornatis, se operam dare, ut alios omnes principes fortitudine, patientia ac valore, hoc est, virtute, possit superare. »

Comme le diamant surpasse les autres pierres précieuses par sa force, sa patience et sa valeur, de même ce Cosme, grand duc de Toscane, a voulu signifier, par trois anneaux ornés de diamants, qu’il s’efforce de surpasser tous les autres princes par la force, la patience et la valeur, c’est-à-dire par la vertu. » (p. 45)

Jacopo Typotius, Symbola Divina et Humana pontificum, imperatorum, regum, 1601.

https://archive.org/details/symboladiuinahum13typo/page/44/mode/2up

 

Les trois anneaux évoquent l’association fidélité-éternité-perfection trinitaire (peut-être une allusion chrétienne) ; les diamants, la dureté, l’éclat, l’incorruptibilité et la supériorité morale. Leur union, l’image d’un prince qui veut briller par la vertu, plus que par la force.

Cet emblème est une profession de foi politique et morale : par les trois diamants sertis sur des anneaux, Cosme Ier affirme incarner la triple vertu du souverain idéal – force, patience, valeur – qui lui permet de surpasser les autres princes et de justifier son titre de grand-duc à la tête de la Toscane.

 

« À la Renaissance, la bague en diamant était considérée comme un talisman puissant, capable de chasser les démons et les poisons, ou de rendre son propriétaire chaste, invincible et fidèle jusqu'à la mort. C'est pourquoi elle fut adoptée par la royauté pour les mariages et les couronnements, et beaucoup l'utilisèrent comme emblème du souverain. »

Diana Scarisbrick, « Forever adamant : a renaissance diamond ring », Journal of the Walters Art Gallery, 40, 1982, p. 57-64.

.

 

 

Le rouge passe deux fois sur le vert et deux fois sous le bleu

Le bleu passe deux fois sur le rouge et deux fois sous le vert

Le vert passe deux fois sur le bleu et deux fois sous le rouge

 

– Le rouge est au dessus du vert. Le vert est au dessus du bleu. Le bleu est au dessus du rouge.

– Aucun des trois anneaux n'est au dessus des deux autres. Chacun est au dessus d'un autre et en dessous du troisième. Impossible de les classer du plus haut au plus bas. Trois objets différents, sans supérieur, sans inférieur. Ainsi en va-t-il de la Trinité…

 

– Si l'on supprime par la pensée l'un des trois anneaux, on peut alors dissocier facilement les deux anneaux restants ; deux anneaux quelconques ne sont pas noués. Et pourtant l'ensemble des trois anneaux est noué : il est impossible de les dissocier même en les déformant.

 

– Une seule solution pour les dissocier : les couper ! Deux à deux, ils sont indépendants mais l'ensemble des trois anneaux est solidaire.

 

 

 

Henri II et les croissants

 

 

« Tres femilunae, inter se complicatae, cupiditatem Imperio occupandi tres orbis partes, aperiunt, Plenilunium vero, rotius orbis. Examina utrisque Symbolum. (Jacopo Typotius, Symbola Divina et Humana,, p. 88) ; Trois lunes féminines, entrelacées, révèlent le désir de l'Empire d'occuper trois parties du monde, tandis que la pleine lune révèle la roue du monde. »

 

Fichier:Crescents badge of the king Henry II of France.png

Devise aux croissants du roi Henri II (1547-1559),

vitrail d'époque conservé au Château d'Ecouen,

Musée national de la Renaissance.

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Crescents_badge_of_the_king_Henry_II_of_France.png

 

L'emblème d’Henri II (associé à la phrase latine donec totum impleat orbem ; jusqu'à ce qu'il emplisse le monde entier), est le croissant de lune, seul ou au nombre de trois entrelacés. Emblème et devise la lune s'inscrivant dans la tradition impériale et providentialiste de la dynastie : lorsque la lune sera pleine, il règnera sur le royaume de France, d'Espagne et sur le Saint-Empire.

Le croissant est aussi l'emblème de Diane chasseresse, utilisé par Diane de Poitiers, y compris dans sa forme entrelacée.

 

 

 

Jacques Lacan et le "nœud borroméen" 

 

Jacques Lacan reprendra cet assemblage sous le nom de "nœud borroméen" lors de sa reconnaissance de la forme trinitaire dans la formation du sujet, du lien personnel.

 

 

Nœud borroméen à 3 ronds. La propriété borroméenne est liée au fait que la coupure d'un rond libère tous les autres. Cette figure montre comment Réel, Symbolique et Imaginaire peuvent devoir leur consistance à ce type de nouage et à la texture de corde des ronds.

I : Imaginaire – R : Réel – S : Symbolique
JA : Jouissance de l'Autre – a : l'objet cause du désir – Jφ : Jouissance phallique

 

Nœud borroméen illustrant l'intrication du Réel,

du Symbolique et de l'Imaginaire au sens lacanien

 

Ce que j'ai avancé, dans mon nœud borroméen de l'imaginaire, du symbolique et du réel, m'a conduit à distinguer ces trois sphères, ces boules, et puis ensuite à les renouer. J'ai énoncé le symbolique, l'imaginaire et le réel en 1954 en intitulant une conférence inaugurale de ces trois noms devenus en somme par moi ce que Frege appelle nom propre. Fonder un nom propre est une chose qui fait monter un petit peu votre nom propre. Le seul nom propre dans tout ça, c'est le mien. C'est l'extension de Lacan au symbolique, à l'imaginaire et au réel qui permet à ces trois termes de consister .

 

Quand Lacan inscrit la psychanalyse dans la topologie des nœuds, il définit la « norme » comme nouement borroméen des trois registres : Réel, Symbolique et Imaginaire, de telle façon que « quand une des dimensions vous claque pour une raison quelconque, vous devez devenir... vous devez devenir vraiment fou . »

Peut-on en dire de même de Jean Perréal et des trois noms de la Trinité, de toute Trinité ? Jean Perréal veut-il, comme Lacan bien plus tard, soutenir que les trois termes de la trilogie, en tant que noms propres, tiendraient leur consistance du nom propre de Perréal ? Déliés de ce nom de Perréal, perdraient-ils toute consistance ?

 

*

 

Cet entrelacs de trois anneaux se retrouve dans quelques représentations mythologiques grecques, dans l'art bouddhique afghan du IIe siècle.

 

Bas-relief Gandhara, IIIe siècle

 

Ce motif composé de groupes de trois cercles pleins en formation triangulaire, est signalé depuis l’antiquité jusqu’à nos jours et se retrouve dans nombre de civilisations ou de pays. Il décore par exemple les robes d’Hélène sur des céramiques grecques antiques (amphore, hydrie) à figures noires : son enlèvement par Pâris ou sa restitution à Ménélas (Baltimore Maryland, Walters Art Museum ; Naples, Museo Nazionale Archeologico ; Londres, British Museum) ou son enlèvement par Thésée (Londres, British Museum).

 

Les enlumineurs des XIVe et XVe siècles le représentent sur certaines armures de soldats : Chroniques de Jehan Froissart, La geste ou histore du noble roy Alixandre, roy de Macedonne, Compillation des Cronicques et ystores des Bretons, Les Vigiles de la mort de Charles VII. Cette triangulation fait écho aux trois fleurs de lys du blason de la couronne de France disposées en triangle depuis Charles V en 1376 et évoquant la Sainte Trinité et les vertus théologales (la foi, l’espérance et la charité) ; chaque fleur composée elle-même par trois pétales disposés eux aussi en triangle.

 

On le retrouve sur les tissus dans un Livre d’Heures à l'usage du diocèse de Poitiers ou de Saintonge :

 

 

Horae, ad usum dioecesis Pictavensis seu Santonensis

début XVIe siècle

Ms 150, Bibliothèque municipale de Besançon

https://memoirevive.besancon.fr/ark:/48565/4gwhlk7nspd0/17b56af0-c70c-41b7-9858-6d67a383d835

 

Ce motif (mais est-ce le même ?) est également présent sur l’armure bleue de Perseus de la tapisserie Persée ainsi que surle vêtement bleu d’Hercules de la tapisserieHercule et le lion de Némée du Musée des Arts Décoratifs de Paris (deux tapisseries que j’attribue à Jean Perréal), sur les armures des guerriers grecs et des Amazones de la tenture de La Guerre de Troie à Zamora, sur le vêtement de Titus dans la tapisserie tissée à Tournai aux alentours de 1500 Le Couronnement de Vespasien conservée au château de Saumur et dans le portrait d’un Chanoine présenté par saint Victor, dit aussi Donateur présenté par saint Maurice, qu’Albert Châtelet attribue à Jean Prévost, et Daniele Rivoletti à Jean Hey, le nommant saint soldat « que l’on date vers 1500-1505 » .

 

 

  hercule%2029

 

     

 

Résultat de recherche d'images pour 'Jean Hey + soldat'   Résultat de recherche d'images pour 'jean hey + Chateaubriand + saint Maurice'

 

Mais aussi dans le vitrail Portement de Croix de la chapelle de l'Hôtel de Cluny daté de 1500 environ .

 

   http://dame-licorne.pagesperso-orange.fr/Images/tarot%2016.jpg

 

Ainsi, si notre hypothèse est vraie, Jean Perréal hanterait le musée de Cluny avec La Dame à la licorne et ce vitrail, et The Cloisters de New York puisque ce personnage qui participe à la Passion christique est le chasseur aux bottes jaunes (je l’assimile à Satan) sur le pont de la troisième tapisserie de La Chasse à la licorne.

 

 

 

 

Autres marques de cette période à Lyon

 

« Jehan Prévost, aussi peintre de Lyon, traçait pour marque un profil humain, combiné avec les initiales de son nom, liés en forme de monogramme. François Rochefort, peintre de Lyon également, avait choisi deux têtes de biche qu’il traçait à la suite de son nom ; Bernard Salomon eut pour marque une étoile. »

Étienne-Léon-Gabriel Charvet, Jehan Perréal, Clément Trie et Édouard Grand. Biographie d'architectes, Lyon, 1874, p. 5-6.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Natalis Rondot, Les peintres de Lyon du quatorzième au dix-huitième siècle, Paris, Plon-Nourrit, 1888.

https://books.google.fr/books/about/Les_peintres_de_Lyon_du_quatorzi%C3%A8me_au.html?id=ckpDAAAAYAAJ&redir_esc=y

 

 

. P. Pradel, « Les autographes de Jean Perréal », pl. 1.

. Adolphe Napoléon Didron, Iconographie chrétienne. Histoire de Dieu, 1843, p. 544-546.

. J. Lacan, Ornicar ?, 12-13 décembre 1977, p. 7.

Cf. http://auriol.free.fr/psychanalyse/noeudbo.htm

. J. Lacan, Les non-dupes errent, séance du 11 décembre 1973.

https://www.lacanterafreudiana.com.ar/2.3.21%20%20S21%20NON%20DUPES.pdf

. Cf. Dany-Robert Dufour, Les Mystères de la trinité, Gallimard, 1990, p.260-261.

. Vers 1486-1490, huile sur bois, 58,4 × 49,5 cm, Museum and Art Gallery, Glasgow. A. Châtelet, op. cit., p. 96. D. Rivoletti, « Sculpter pour les ducs : Jean de Chartres », dans M. Leyoudec, D. Rivoletti (dir.), La sculpture bourbonnaise entre Moyen Âge et Renaissance, Faton, 2019, p. 30-37.

. Panneau de la scène du Portement de croix d’après les cartons du Maître des Très petites Heures d’Anne de Bretagne, seul vestige du cycle de la Passion qui emplissait les baies de la chapelle de l’Hôtel de Cluny, vers 1500.

Le musée indique : « Ce panneau de vitrail représente un des épisodes de la Passion du Christ précédant la Crucifixion. Le vitrail se trouvait dans une baie de la chapelle de l’hôtel de Cluny vers 1500. Il est possible que Jacques d’Amboise, abbé de Cluny, ait commandé cette composition à l’un des ateliers les plus réputés de la capitale, à qui revient aussi le dessin de la Dame à la Licorne. Le peintre verrier fait preuve d’une technique virtuose. Il maîtrise parfaitement l’usage de la grisaille et du jaune d’argent. Il soigne les détails des personnages comme le révèlent le pourpoint clouté et l’épaulette du garde au premier plan. Entré dans les collections en 1834. »