Signatures dessinées
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Le chien
Ainsi qu'Élisabeth Delahaye (La Dame à la licorne, RMN, 2007, p. 64) envisage de considérer la genette deux fois citée dans La Dame comme un "emblème parlant" du Maître de La Dame à la licorne, peut-être Jean d'Ypres, le Maître d'Anne de, je pose l'hypothèse que le chien, bichon maltais, est "l'emblème parlant" de l'artiste Jean Perréal.
Les chiens des œuvres de ce Vulcop ne peuvent-ils pas être de la main d'un apprenti qui trouve ainsi sa " signature " ?
L'hypothèse qu'un ancien élève de " Vulcop ou Coëtivy " ait conservé les carnets de croquis et s'en soit servi par la suite (par exemple certains visages " cruels " de La Chasse) est juste. On peut aussi penser que c'est ce même élève qui a dessiné lui-même certaines parties de certaines œuvres de son maître, voire l'œuvre entière. Ce chien que l'on retrouve ensuite bien souvent dans les œuvres qui ne sont pas de Vulcop sont certainement de son élève le plus " méritant ", Jean Perréal ; ce chien est SA signature : "Perro-réal, moi, chien-royal, le meilleur et le plus fidèle".
Un autre exemple : Herri met de Bles, neveu de Joachim Patinir, peint une chouette dans quelques-uns de ses tableaux, une marque de l'atelier de son oncle qu'il a reprise. Et la chouette devient SA " signature ". Les Italiens l'ont appelé Civetta = la chouette, à cause de cette petite chouette, glissée dans la plupart de ses tableaux, un peu comme une signature... Ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que tous les tableaux où l'on retrouve une chouette sont de Bles !
Un peu d'Histoire des noms que nous portons… A Rome, parmi les trois noms de tout citoyen, le nomen et le cognomen dérivent souvent du nom d'un animal porteur d'une caractéristique que l'on s'attribue. Usage développé sur les territoires celtiques et germaniques, perpétué en France pour la formation des prénoms qui sont les noms d'alors. Puis la constitution des noms de famille dès le 12ème siècle et leur obligation pour l'état civil au 16ème siècle remet l'animal à l'honneur, en compétition avec les métiers, les lieux d'origine, les qualités et défauts de chacun.
Ainsi, de l'Antiquité au milieu du Moyen Âge, le mot chien est-il l'injure la plus récurrente et la plus infamante. L'introduction du chien comme animal " noble ", dans les cours royales et princières, de chasse (le lévrier) et de compagnie (le bichon maltais) à la fin du Moyen Âge, rehausse son aura.
« Une seule des races canines naines ne semble pas avoir détenu une quelconque utilité à la chasse : il s’agit du bichon, qu’on appelle au XVIIe siècle « chien de Lyon ». Cette variété, qui connaît un grand succès à la cour des Valois, doit son nom au fait qu’elle est élevée par la communauté italienne de cette ville. »
« Les chiens de Malte ou de Lyon qu’on a surnommés bichons. »
Joan Pieragnoli, La cour de France et ses animaux, XVIe – XVIIe siècles, Puf, 2016
Et pourquoi le singe du Goût, de L'Odorat et de La Tente-Le Toucher ne serait pas, lui aussi, un "emblème parlant" de l'artiste que les théoriciens italiens de la Renaissance nommaient, après le poète, "le singe de la nature" dans le sens d'imitateur ? Ars simia naturae. Les singes ne sont-ils pas censés avoir inventé l'écriture et les chiffres, et être à l'origine de l'art selon les Mayas ? Toth, le dieu-babouin de la sagesse, de l'écriture et patron des scribes, était vénéré en Égypte.
Ainsi, Dante, au Chant XXIX, vers 136-139 de L'Enfer, évoque le singe imitateur de Nature sous les traits de son ami Capocchio qu'il retrouva lors de sa visite à l'Enfer. (Capochio, de Florence, aurait été compagnon d'études de Dante. Très habile à caricaturer les visages, il était aussi faussaire en métaux ; il fut brûlé vif à Sienne en 1293.)
sì vedrai ch'io son l'ombra di Capocchio,
che falsai li metalli con l'alchìmia;
e te dee ricordar, se ben t'adocchio,
com'io fui di natura buona scimia.Tu verras que je suis l'ombre de Capocchio,
qui faussa les métaux par l'alchimie ;
tu dois te souvenir, si je t'ai reconnu,
comme je fus singe de la nature.
https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Giovanni_bellini,_madonna_di_brera,_1510,_01_adjusted.JPG
(en bas, à gauche : l'animal sur une stèle dans lequel Robertson voit un singe, Goffen un chat et Tempestini un guépard repris du feuillet 89v° du recueil londonien de Jacopo Bellini)
Ce thème du "singe - peintre" sera repris dans les siècles suivants, comme par Christophe Huet qui met en scène des singes s'adonnant à des activités humaines. (La Grande Singerie, 1737, Château de Chantilly). Jean-Baptiste Chardin peint Le singe peintre (1740, Musée du Louvre), œuvre qui ironise sur les artistes qui ne font que "singer" leurs confrères.
Deux cents ans plus tard, l'image du singe, que l'on sait désormais être notre cousin, a bien évolué. Grâce aux scientifiques, on a même découvert que cet animal peut trouver plaisir à peindre...
Dans les années 1950-1960, un singe nommé Congo créé 400 toiles abstraites.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Congo_(chimpanz%C3%A9)
Pour Nadeije Laneyrie Dagen, « les moulins, les oiseaux, et mieux encore la conjonction des oiseaux et d’un moulin dans une peinture, constituent une signature stylique ou en tout cas un élément de cette signature. » Celle de Jan et Hubert van Eyck dans leur volonté de « saisir l’invisible » en évoquant l’air qui porte les oiseaux et meuvent les moulins . Le peintre Benvenuto Tisi (1481-1559), surnommé Il Garofalo car né à Garofalo, près de Ferrare, peint un œillet (« garofano » en italien) pour signer ses œuvres originales. Le peintre Lucas Krug ou Kruger, né en 1489 à Nuremberg, est connu sous le nom de Maître à la cruche car il signe ses œuvres par le dessin d'une cruche (Krug en allemand). Jacob Züberlein ou Zieberlein, né à Tübingen, peintre et graveur sur bois actif vers 1590, signe ses œuvres de son monogramme suivi d'une cuve (Zuber ou Zuberline en allemand). Herri met de Bles (v.1500-v.1555), neveu de Joachim Patinir, peint une chouette dans la plupart de ses tableaux, une marque de l'atelier de son oncle qu'il reprend. Les Italiens l'appellent Civetta, la chouette. Le nom de Thomas More est représenté par une mûre ou un mûrier (morus en latin) ou un fou (môros en grec).
« Tant que les noms de famille n’étaient pas fixés par l’état civil, mais relevaient seulement de l’usage, ils étaient susceptibles de changer. […] Le changement de condition sociale a provoqué, de tout temps, des modifications onomastiques plus ou moins profondes » souligne Albert Dauzat . Le 15 août 1539, sous François Ier, les registres paroissiaux d’état civil sont rendus obligatoires par l’ordonnance de Villers-Cotterêts qui demande l’enregistrement obligatoire par les curés de tous les baptêmes, soit toutes les naissances, les baptêmes se faisant dans les trois jours.
Il en est de même pour la famille Le Viste, probablement d’origine italienne, peut-être de Lucques : Lo Vito ou Lo Vitos devient Le Viste avant la rédaction du testament de Jean II de 1428 qui nomme déjà « Anthonio (Anthonii) Le Viste et Petro Le Viste alias Moreleto (Moreletum) ».
Posons alors l'hypothèse que le bichon maltais de La Dame à la licorne est l'emblème de l'artiste Jean Perréal. Comme d’autres chiens bien particuliers le sont aussi dans La Chasse à la licorne. Ces chiens, postés à des endroits stratégiques dans les tapisseries, sont ses signatures selon le rébus : Perro + real = Perreal.
Laisser trace de son identité sous le couvert d'un rébus est un procédé, voire un caprice, d'artiste, d'écrivain, d'éditeur. André Chastel et Robert Klein écrivent à ce propos :
Dans la République des lettres, il y a beaucoup de comédie : dès les premiers pas, on dépose (on quitte son nom) son identité et prend un nom latin ou grec, comme des personnages de théâtre. On traduit Schwarzerd en Melanchton, Reuchlin (petite fumée) en Capnio, Visagier en Vulteius ; l'Allemagne se peuple de Holzmann-Xylander et autres faux Grecs ; des Italiens nommés Giovanni ou Pietro, non contents de Johannes et Petrus, choisissent Jovianus, qui évoque Jupiter, et Pierius, qui fait songer à la Piérie, ou bien ils se donnent des noms de fantaisie, comme Actius Syncerus (Sannazaro) et Pomponius Laetus…
Les noms de famille se forment du XIIIe au XIVe, « révolution onomastique qui marque la fin de dix siècles de régime chrétien ne reconnaissant à l’individu qu’un seul nom, son nom de baptême. » « La signature a joué son rôle dans cette entreprise de transformation du nom commun en nom propre, en favorisant notamment l’utilisation du rébus . » Sans compter l'engouement à la Renaissance pour les hiéroglyphes, les énigmes, le dessin qui signifie, le rébus. Notre perro en est un. Et plusieurs hiéroglyphes font un rébus : perro - real .
Perro real : un nom-rébus, un « signet parlant », très nombreux aux XIIIe et XIVe siècles, qui reproduit la consonance générale du nom. À rapprocher des armoiries car « tous deux utilisent des rébus imagés pour figurer le nom, et l’influence des pratiques héraldiques sur les seings est patente . »
De ce mot real, il va faire deux rimes dans sa réponse à Jacques Le Lieur :
Tu fais et dis de moy ce qu’il te plaist ;
Je suis contant et point ne me deplaist,
Car tant me plais, cherchant bonne amytié,
Qu’a moy n’auras jamais inymitié ;
A toy, je suis dedans le cueur real.
Jehan est mon nom, mon surnom PERREAL .[…]
Ainsi joyeusement qu’après souper real,
Ce peu te fut voué, mais d’une amour tant chere
Tu le reçoyve a gré, en faisant bonne chere,
Et plege de cueur gay ton amy : PERREAL.
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Ses signatures dans ses œuvres attribuées
« Je partirai d'une idée essentielle à la généalogie : il n'y a pas d'auto-fondation. Pour que l'espèce soit reconnue, il est nécessaire d'organiser la certitude de la descendance, autrement dit d'instaurer le principe de filiation comme principe garanti. Avant de dire : il y a du père, la paternité fonctionne en tant que principe légal de séparation, etc., il faut dire : il y a de l'ascendant. Que signifie cette formule ?
Elle signifie la nécessité de régler légalement le statut de l'espèce humaine, de l'isoler des autres espèces. En d'autres termes, il s'agit d'affronter ce que j'appellerai la catégorie de l'inter-espèces. Pour me faire comprendre, je vais évoquer un exemple de logique inconsciente, emprunté à ce que m'a appris l'entreprise déroutante de la psychanalyse. Un homme rêve qu'un chien s'est emparé de son pénis. Voilà un rêve typique de castration, qui dans une conjoncture particulière interprétait la fonction fantasmatique d'un chien, dont on peut dire compte tenu d'une certaine histoire familiale : le sujet avait affaire au chien comme à un père. Par identification inconsciente, un animal domestique peut parfaitement venir en place de père. A la faveur d'une transposition, le chien prend statut humain ; par l'oscillation propre du procès identificatoire entre l'avoir et l'être, avoir un chien devient être un chien. L'intérêt de ce exemple ici est d'illustrer la complexité du discours de référence à l'espèce, discours qui doit maîtriser la logique inconsciente déniant si aisément le principe de non-contradiction, alors que s'impose l'ordre social de la différenciation au sens juridique d'une généalogie du genre humain. »
Pierre Legendre, L'inestimable objet de la transmission. Étude sur le principe généalogique en Occident, Fayard, 1985, p. 156-157.
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L'affirmation des individualités :
l'apparition de la signature
« La fabrication de ce qu'on a pu appeler des produits de boutique nourrit donc une plèbe d'artistes qui ne peuvent prétendre à des avantages plus élevés. Mais, entre ces exécutants et les peintres ou les sculpteurs dont, aujourd'hui, nous admirons les œuvres, un fossé se creuse à l'aube de la Renaissance, séparant deux catégories que la communauté fictive du nom " artistes " ne saurait réunir.
Parmi les plus doués des créateurs, ceux dont les princes et les amateurs éclairés distinguent le travail, une conscience commence à naître : celle de leur valeur personnelle.
Après des siècles d'anonymat des œuvres, l'apparition puis la généralisation des signatures sont le premier et le plus important indice de cette prise de conscience.
Elle se produit à la fin du XIIIe siècle : alors, les œuvres italiennes rompent avec l'art byzantin, dans lequel l'icône est une image trop sacrée pour que la présence humaine s'y manifeste, même sous l'aspect de la simple mention du nom de l'artiste. La forme prise par cette signature est aussi significative, qu'elle souffre d'une véritable inflation narcissique (lorsque l'artiste l'appose en lettres d'une taille considérable, comme c'est le cas pour Mantegna dans la Chambre des époux, à Mantoue, ou pour Giovanni Bellini dans la Vierge à l'Enfant bénissant de la Pinacothèque de Brera, à Milan) ou qu'elle s'inscrive sur un cartellino, morceau de parchemin replié en trompe l'œil à la surface du tableau, exercice d'illusion virtuose destiné à faire sensation et à prouver l'excellence du peintre.
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L'image du peintre : l'autoportrait
Mais l'existence d'autoportraits d'artistes, de plus en plus fréquents dans toute l'Europe à partir du XIVe siècle, démontre aussi l'assurance nouvelle d'hommes qui estiment assez leur talent pour imposer leurs propres traits à l'attention des générations à venir. Le premier de ces autoportraits, pour autant que nous le sachions, est celui de Giotto, dissimulé, il est vrai, à l'intérieur d'une composition, dans une fresque du Jugement dernier au Bargello de Florence, La plupart des artistes suivent ensuite son exemple… »
Nadeije Laneyrie-Dagen, Lire la peinture, tome 2, p. 51-52.
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Les " signatures " possibles de Jean Perréal
Le chien est le plus parfait des animaux. Seule l'astuce mystique et clairvoyante d'un museau de chien permet de saisir les pensées qui importent le plus.
Ladislav Klima, Je suis la Volonté Absolue, 1917
« Tuer le père » en se donnant un autre nom, contenant cependant le mot « père » mais royal (réal), celui-là.
Ce nom de Jehan Perréal s'est imposé déjà en 1981 à André Arnaud, génial autodidacte creusois ; il s'impose à mon ami étatsunien Howard Comeau et à moi-même pour diverses raisons.
La principale est que nous pensons tous deux avoir découvert sa " signature " en plusieurs lieux des tapisseries des deux tentures que nous connaissons bien, La Chasse à la Licorne et La Dame à la Licorne.
Dans La Chasse à la Licorne
Rendons au génie d'Howard Comeau ce qui est une de ses découvertes les plus précieuses : la " trace " laissée par l'artiste créateur de La Chasse à la Licorne et de La Dame à la Licorne, cette empreinte qui va permettre de le reconnaître, de le nommer.
Howard Comeau, "chasseur" infatigable, expert en tout art, "chien" au flair infaillible ; sans permis de chasse et de port d'armes, sans diplômes reconnus de vénerie ou de fauconnerie, rusé braconnier chassant sans sonner du cor intempestif sur les terres seigneuriales des "érudits" de l'art, son tableau cynégétique est des plus glorieux :
l'identification du créateur de La Chasse des Cloisters sous l'aspect de trois chiens, placés en position de figures de bord près de personnages historiques que Perréal a bien connus et dans une attitude particulière à décrypter :
― un premier chien qui nous regarde à travers la fourche gauche de la ramure d’un cerf

Cernunnos, la divinité ancestrale de tous les Gaulois, devient l'aïeul des dynasties successives qui ont régné sans interruption sur le territoire de la France, dans un souci de justifier les liens qui les unissaient entre elles.
Les chroniques relèvent des exemples "d'apparitions" d'un cerf à des moments-clé, à Clovis, Dagobert, Charlemagne, Philippe-Auguste, Charles VI (le songe de Senlis noté par Froissart).
A partir du 15e siècle, le cerf devient un élément important de l'emblématique royale française. Sous le règne de Charles VI (1380-1422), le cerf ailé (appelé cerf volant ou cerf de justice, dont les ailes soulignent la promptitude de la justice royale) apparaît pour représenter le roi.
Charles VII conserve cette devise ; son fils Louis XI l'abandonne ; Charles VIII et Louis XII la reprennent comme support de leurs armes, ainsi que les ducs de Bourbon.

N'est-ce pas ici la conjonction du cerf et de la hyène, sorte de gargouille au cou tendu (aux coups tordus !) ?
― un second chien qui approche sa tête de celle d’un lion :

Situé juste derrière ce lion, ne serait-ce pas Jean Perréal lui-même ce chien dont le regard semble vouloir lire dans la pensée même du maître italien Léonard de Vinci lui-même ou bien encore participer à son regard à la recherche de la vérité ?
À l'imitation de " l'élève enseigné "(en symétrie par rapport à la fontaine, en haut à droite) dont le regard suit la même direction que celui du " maître enseignant " au doigt levé juste devant lui.
Le lion, " figure de bord " en bas à gauche, ne serait-il pas accompagné de La Joconde sous les traits impassibles de la lionne sagement assise et nous regardant, bouts des pattes joints ? Le tableau est daté des années 1503-1507, date du début du séjour du peintre à Florence et Léonard ne l'a jamais livré à son commanditaire, mais apporté en France en 1516.
― un troisième chien dont la patte supérieure gauche est tenue par un prince royal qui exprime ainsi sa reconnaissance.

Considérer que l'enfant-dauphin est Charles-Orland (octobre 1492-décembre 1495, donc ici « vieilli »), premier fils d’Anne de Bretagne et de Charles VIII, reviendrait à reconnaître Charles VIII (1470-1498) dans le roi de la tapisserie et à dater cette tapisserie aux alentours de 1495.
Ce jeune garçon peut représenter un fils aîné, titré dauphin de France, en le vieillissant un peu dans la certitude de la voir grandir et devenir roi à son tour. Il peut également être la représentation d’un désir du couple royal et de ses sujets pour la continuité de la dynastie. Une façon pour l’artiste de flatter les souverains.

Le laurier, le chêne et l'œillet
Le laurier, symbole du triomphe héroïque et de force éclatante signifiant que " l'or y est ". Le chêne, symbole de majesté, de puissance, de sagesse et de longévité. L'œillet, la fleur liée aux fiançailles et aux mariagex (voir Mary Tudor, la Dame qui défait sa couronne de reine de France dans la tapisserie L'Odorat de La Dame à la licorne).
Dans La Dame à la Licorne
Dans La Dame, deux "chiens – peintres" ont été voulus "signatures de notre artiste qui n'a pu "écrire" son nom que l'on peut lire en silence dans un des angles inférieurs de ses œuvres. Aussi l'a-t-il "dit" par un rébus à consonance espagnole qui nous oblige à "parler haut" ou à "écrire" nous-mêmes pour mettre à vif ce nom : perro + real = Perreal ; Jean Perréal, chien royal, non pas " sale cabot " mais chien de grande lignée, compagnon des fortunes et infortunes des princesses et des reines à qui il est de compagnie. Perréal " fait le beau " c'est à dire qu'il est artiste en beauté ; dans sa chienne de vie difficile, il est fidèle à Mary qu'il a tant vue, tant dessinée, que son ombre disparaît dans la sienne.
Soit le mot perro que la phonie décompose en [pER] + [o] et la graphie en père ou pair + eau : un radical nettement masculin et un suffixe féminoïde, suffixe que Jehan de Paris va doublement masculiniser par l'adjonction de l'adjectif real.
Ainsi : refus d'une " féminité " et affirmation de sa " masculinité " rehaussée d'une aura royale donc divine.
Triple revendication : politique (proche du pouvoir, voire égal au roi), sociale et artistique (peintre attaché au roi), érotique (je suis homme, fils de mon père).
Mais cette part féminine amputée réapparaîtra (ne pouvait que resurgir) dans La Chasse : rivière que longe le "pèlerin" et purifie puis traverse la licorne et la fontaine autour de laquelle se sont rassemblées douze personnages (Prophètes, Apôtres, Pairs de France, Troyens antiques, maîtres et disciples de maintes disciplines, entre autres).
L'eau de la vie intra-utérine, de la naissance, de la purification, de la résurrection. Eau des alchimistes à la recherche utopique et dangereuse (La Chasse !) de la Pierre philosophale : sagesse, richesse, beauté ? Immortalité ? A travers l'art aussi ? Pour que, hors de l'anonymat, Jehan de Paris devienne Jean Perréal ? Passer l'eau pour accéder à l'autre monde. Eternel Styx.
Pour parvenir au Roi et à la Reine accolés, objets du désir, le pèlerin (que signe l'anagramme péréalin) doit traverser par ponts et gués les eaux de la rivière ou du fleuve qui mènent à la ville.
Pour mourir et renaître, ressusciter, la licorne (Christ percée cinq fois, regardez bien) doit suivre la même voie d'eau/x.
(Cf. sur le même thème la très belle analyse, à propos de George Sand, de Jean-Claude Vareille, Fantasmes de la fiction, fantasmes de l'écriture, in George Sand, Colloque, Vierne, 19, p.125-136)
« On connaît le sens symbolique de la pierre, que l'on trouve dès les origines et qui s'est perpétué dans la mythologie ainsi que dans l'alchimie : pierre philosophale, pierre divine, pierre des transmutations, pierre vivante, ses noms sont innombrables.
Nous avons vu que le roi représente la conscience collective régnante du moment, dont font partie l'attitude religieuse dominante et le symbolisme qui lui correspond. Si le vieil homme apparaît sur terre pour préparer la venue d'un nouveau roi, c'est que la mentalité du moment demande à être ressourcée en retrouvant certaines qualités de la figure divine primitive. »
Marie-Louise von Franz, L'Ombre et le mal dans les contes de fées, La Fontaine de Pierre, 1980. Traduction de Francine Saint René Taillandier, p. 96.
― Le premier de ces chiens assis sur le bas de la robe de Mary traînant sur le gazon de l'île lève la tête vers Mary dans une attitude intensément amoureuse en quête d'un regard qui le sanctifierait. Ce chien est un clin d'œil à son frère ou cousin qui a préféré s'installer sur le bas de la robe du cardinal Jean Rolin du Maître de Moulins. La belle aventure ne fait que commencer : Mary est reine de France de fraîche date, son avenir s'annonce brillant, celui du peintre royal aussi, "dans la traîne" de sa maîtresse. Première signature, premier "signe" de bonheur.

La Nativité du Cardinal Jean Rolin - 1470 ou 1480 ?
Jean Hey dit "Le Maître de Moulins" (?)
Autun - Musée Rolin

Le Goût
Selon la date du tableau, différente selon les critiques, 1470 ou 1480, Jean Perréal, né entre 1455 et 1460, peut être l'auteur de cette Nativité.
― Le second de ces chiens perréaliens est celui du Toucher-La Tente, dans la même attitude assise mais inversée par rapport à l'autre. Il a perdu de sa superbe : son regard se voile, biffé d'un poil qui se veut peut-être larme, le dessin triste de la moue des lèvres nous émeut, le banc le rehausse dans sa fonction subalterne qui s'achève. C'est la fin de l'aventure et il nous le dit muettement, de ses yeux fixes sur nous posés. Cette tristesse profonde et ce mutisme, signes d'un deuil mélancolique car qui est nommé est promis à la mort, renvoient aux larmes de la tente et à celles de Mary.

Ce chien nous regarde regarder tout à la fois son œuvre et lui-même. Regards croisés qui s'ignorent la plupart du temps ; car le chien de laine ne "peut" nous regarder, et nous, nous le regardons à peine, subjugués par d'autres "choses" ou bien gênés par ce regard qui nous toise. Voilà bien "l'animot " que Jacques Derrida (L'Animal que donc je suis, Galilée, 2006) imagine à son domicile qui le regarde déambuler nu. Malaise que d'imaginer son propre corps d'être humain nu regardé par un animal, surtout familier. Regard dérangeant de ce chien et de tous les animaux dont le regard est dirigé vers le "regardant" des tapisseries. J'imagine Antoine Le Viste (s'imaginant) déambulant nu en ses appartements devant ces animaux qui le fixent. Mary et Claude, pudiquement, baissent les yeux. « L'animal nous regarde, et nous sommes nus devant lui. Et penser commence peut-être là » écrit Derrida, comme pris de vertige. Et lui répond Rainer Maria Rilke dans sa huitième Elégie de Duino : « Ce qui est dehors, nous ne le savons que par le regard des animaux ». Il est dans la possibilité de l'animal de nous faire toucher " le dehors du monde " dont il menace la plénitude par la croyance que nous pouvons avoir de sa " pauvreté " au monde.
La création nominative quasi adamique de "l'animot " par Derrida permet l'identification de " l'être humain - artiste Jean Perréal " dans ce chien ibérique à qui il ne manque que la parole pour se nommer à son tour sans l'intervention humaine. "Moi, chien de bonne compagnie, qui suis-je ? " est la question qui est posée en cette tapisserie dernière d'avant le départ définitif. Dans le regard de l'animal sur nous levé se manifeste le point de vue de l' "autre absolu " – ce que l'être humain ? " Et si c'était l'être humain qui était " à la traîne " de l'animal ? Et ce, depuis le début, dès la sortie de l'infâme (in-femme) bouillon originel.
Il a fallu, en outre, si mon hypothèse est juste, beaucoup d'humour à Jean Perréal pour endosser un nom lié à un animal à une époque où l'inscription à travers des descendances animales était difficile mentalement.
Résumons, en nous emparant de la problématique derridienne, celle de la signature et du nom propre. Le nom caché, tu, oblitéré, non pas nié ou tué, mais dissimulé selon l'usage de ce temps. Le nom inventé, sur le tas, sur le tard. Le nom fragmenté de diverses manières ludiques, comme le fait un jeune chien de son corps et de sa voix jouant libre dans l'espace. Le nom chosifié et énigmatique que cèle et révèle tout à la fois le rébus, ou la barre de l'écriture sténographique ancienne. Le nom animalisé, à l'égal de celui de l'ami des hommes, des Grands et des sujets. Le nom du chasseur de gibier. Le nom du marcheur vers son destin d'Homme. Un nom par lequel il veut s'apparenter au Plus Grand, Dieu, via son lieutenant sur terre, le Roi. « Dieu est le nom, le meilleur, pour cette dernière instance et cette ultime signature. » Toujours Jacques Derrida, page 27. Le nom enfin qui ne sera lu et prononcé qu'après la mort de celui qui le créa et le porta, l'artiste. Jehan Perréal de Paris.
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. N. Laneyrie Dagen, « Une histoire de moulins à vent », Daniel Arasse, historien de l’art, Inha-Les éditions des cendres, 2010 (textes du colloque des 8, 9 et 10 juin 2006 à Paris), p. 135-151.
. A. Dauzat, op. cit., p. 341.
. A. Chastel et R. Klein, L'Europe de la Renaissance, l'âge de l'humanisme, Éditions des Deux-mondes, 1963.
. Béatrice Fraenkel, La signature. Genèse d’un signe, Gallimard, 1992, p. 140 et 115.
. L’hiéroglyphe égyptien devient un mode d’expression, avec entre autres la vogue des emblèmes, après la découverte d’un manuscrit du grammairien et philosophe alexandrin de début du Ve siècle, Horapollon ou "Horus Apollon", Hieroglyphica, rapporté en Italie en 1419 et édité pour la première fois en grec à Venise en 1505, puis en latin à Augsburg en 1515, et le De Iside et Osiride de Plutarque qui en donne la clé.
. B. Fraenkel, op. cit., p. 136.
. Emile Picot, Notice sur Jacques Le Lieur.
. Le mot « surnom » est-il pris dans le sens de la dénomination « Perreal » ajoutée au nom plus courant « de Paris » employé auparavant, pour mettre en relief un trait caractéristique de sa vie ou de sa personne ? Ou bien considère-t-il son prénom de baptême « Jehan » comme son nom et « Perreal » comme un nom supplémentaire défini comme « sur-nom » ?