Qui est l’auteur

du Romant de Jehan de Paris, Roy de France ?

 

 

 

 

Je pense que Jean Perréal est l'auteur du Romant de Jehan de Paris, Roy de France.

En l’absence de documents attestant la paternité de ce roman, sa lecture nous permettra-t-elle de résoudre cette énigme ?
https://txm-bfm.huma-num.fr/txm/pdf/jehpar.pdf
https://archive.org/stream/leromandejehandeparis/Le_roman_de_Jehan_de_Paris_djvu.txt

 

1- Où a-t-il été écrit ?

Les critiques avancent des arguments similaires pour situer l’auteur dans le milieu lyonnais.

 

1.1- Anatole de Montaiglon

« Une chose seulement peut être remarquée, pace qu'elle mettra peut-être sur la voie, c’est à quel degré la ville de Lyon et ce qui l’entoure se retrouvent avec fréquence dans les diverses questions qui se peuvent soulever au point de vue purement littéraire. […] Mais il y a des raisons plus positives, sinon pour donner à Jean de Paris une origine complètement lyonnaise, au moins pour lui reconnaître plus de relation avec cette ville qu'avec aucune autre. Les deux éditions les plus anciennes sont de Pierre de Sainte-Lucie et de Chaussard, c'est-à-dire qu'elles sortent de deux librairies purement lyonnaises, et celles du Parisien Bonfons ne viennent qu'après.

 D'un autre côté, Du Saix, qui en parle dès 1532, est de Bresse, et par là presque complètement Lyonnais au point de vue du milieu littéraire. Rabelais en parle dans son second livre, et ce second livre a été écrit à Lyon et y a été publié pour la première fois la même année, en 1532 (Il faut remarquer que Rabelais écrit Jan comme les premières éditions. Ce sont, jusqu'à présent, les deux seuls contemporains qui parlent de Jean de Paris, et ils sont en cela Lyonnais. »

(Anatole de Montaiglon, Le Romant de Jehan de Paris, Roy de France, Marpon & Flammarion, 1867.)

 

1.2- Édith Wickersheimer, en 1923, reste assez évasive.

« Le Roman de Jean de Paris est resté anonyme, et l'on ne sait rien sur la personnalité de l’auteur que ce qui se dégage du roman même. Cet auteur vivait probablement à la cour de France ; il en connaît le cérémonial, et tel terme de son vocabulaire est propre à l’usage de cette cour. Il devait être bon courtisan, car il reflète fidèlement l’état d’esprit du roi Charles VIII et de ses partisans. On peut supposer qu’il écrivait à Lyon ; plusieurs indices rendent vraisemblable cette hypothèse, entre autres le fait que la reine Anne séjourna très souvent à Lyon, avec sa maison et toute la cour, pendant l’absence de Charles VIII en Italie. »

(Édith Wickersheimer, Le roman de Jehan de Paris publié d’après les manuscrits, Champion, 1923. Texte de moyen français, repris dans le volume de la Pléiade Poètes et romanciers du Moyen Age, d’A. Pauphilet, 1952.)

 

2- Quand a-t-il été écrit ?

2.1- Anatole de Montaiglon

En choisissant Charles VIII et Anne de Bretagne, il place obligatoirement l’écriture du roman avant 1498, année du décès de ce roi.

2.2- Édith Wickersheimerest plus précise :

« On est amené ainsi à placer la composition de la nouvelle au début de la période qui va de la fin de novembre 1494 au commencement de décembre 1495. »

 

3- Qui en est l’auteur ?

 

3.1- Anatole de Montaiglon, en 1867, est bien pessimiste :

« Ce qui est certain, c'est que l'auteur, quel qu'il fût, était du monde de la cour, et peut-être même de la maison d'Anne de Bretagne ; mais son livre ne me paraît rien contenir qui puisse mettre sur la trace de son nom ; et, à moins de la découverte d’une mention positive, il a toute chance pour continuer de rester inconnu. »

Il avance le nom de Pierre Sala sans y croire vraiment :

« Serait-ce donc le nom de Pierre Sala qu'il faudrait mettre sur Jean de Paris, ce qui lui donnerait pleinement droit de cité dans l'histoire littéraire, pour avoir écrit une aussi jolie nouvelle ? Une étude, faite dans ce but, sur les Hardiesses de divers rois et sur l'Abrégé de Tristan, une poursuite dans les Comptes des faits et des dates relatifs à Sala, mettraient seules à même de se faire là-dessus une opinion.

Ce qui est possible, c'est, après avoir entrevu au dernier moment la possibilité de la supposition, de ne pas s'en taire, mais de se borner à l'exprimer, sans la défendre et sans y croire, dans l'espérance que la question posée pourra recevoir d'un autre une réponse. »

 

Ces propos prouvent qu’au XIXe siècle, Jean Perréal n’existe pas en tant qu’écrivain et poète.

Pourtant Anatole de Montaiglon (1824-1895) dirige en 1861 un livre où figure en première place une étude sur Perréal de Fortuné Rolle, archiviste adjoint de la ville de Lyon, dont la première phrase comporte l’expression « Jean Perréal, surnommé Jean de Paris » ; il signe l’introduction de cet ouvrage collectif, il y donne lui-même une étude (« Jean Fouquet en Italie et sur son portrait du pape Eugène IV »), il ajoute une ultime note à l’article de Rolle où il montre qu’il connaît bien Jean Perréal de Paris puisqu’il cite les noms de Renouvier, Leglay, Puvis et Dufay qui ont écrit « sur ce qu'a fait Perréal à Lyon et sur ce qu'il a fait ailleurs. » et qui associent les deux noms Jean de Paris et Jean Perréal, comme le fait aussi Antoine Péricaud. Pourtant, la biographie de Montaiglon souligne que ses travaux se concentrent sur l'histoire de l'art et particulièrement sur l'histoire de la littérature, étant reconnu comme un spécialiste de la poésie des XVe etXVIe siècles.

 

(F. Rolle, « Jean de Paris, peintre et valet de chambre des rois Charles VIII, Louis XII et François Ier. Documents sur les travaux de cet artiste pour la ville de Lyon (1483-1528). Extraits des Archives communales de la ville de Lyon », p. 15-142, Archives de l'art. Recueil de documents inédits relatifs à l’histoire des arts en France, publié sous la direction de M. Anatole de Montaiglon, 2e série, t. I, Trosse, 1861.)

https://resources.warburg.sas.ac.uk/pdf/cbh10b2898650M.pdf

 

Mais il est vrai que l’œuvre littéraire de Jean Perréal est encore dans les limbes où cinq siècles l’ont rejetée. On savait juste qu’il avait écrit quelques textes en prose et vers (Ont mandé venir Jehan de Paris, peindre, au quel ilz ont donné charge d'inventer quelques belles histoires et mistères pour faire à la venue de la royne) pour les différents spectacles des entrées royales et princières qu’il avait supervisées à Lyon.

Quelques vers de La Complainte de Nature à l'alchimiste errant sont mêlés à ceux de Jean de Meung dans le Roman de la Rose, et il faut attendre 1836 pour que C.-M. Robert, conservateur à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, publie dans le Bulletin du bibliophile, 2e série, la Complainte de Nature à l'alchimiste errant d’après un manuscrit (Wildenstein Ms. 147) de cette bibliothèque. Si les 19 vers du prologue forment en acrostiche IEHAN PERREAL DE PARIS, l’épître dédicatoire à François Ier précédant ce prologue n'est malheureusement suivie d'aucune signature.

Déjà en 1814, l’éditeur Dominique Martin Méon avait joint la transcription d’un manuscrit qui n'a pas été retrouvé et qui comportait un prologue jusqu'alors inédit avec son acrostiche (sans l’avoir remarqué, comme bien d’autres), à sa nouvelle édition du Roman de la Rose. La nouvelle en est-elle parvenue rapidement à Lyon ?

Émile Picot ne découvrira son Épître à Jacques Le Lieur qu’en 1913. Il souligne que cette épître n’a jamais été signalée auparavant, et conclut :

« Jean Perréal était donc poète comme bien d'autres artistes de la Renaissance ; mais on l'ignorait jusqu'ici. On s'explique ainsi qu'il ait été en relations avec Jean Le Maire, qui lui adressa une épître imprimée à la suite du Premier Livre des Illustrations de Gaule, avec Germain Colin qui parle de lui avec admiration et avec d'autres auteurs. »

 

3.2- Édith Wickersheimer souligne que « le nom et la personnalité de l'auteur sont restés inconnus. »

 

« Il vivait probablement à la cour de France, dont il n'ignorait ni les usages ni le cérémonial. Il connaissait l'histoire du mariage de Charles VIII, sur laquelle le public était si peu renseigné. Le zèle monarchiste d'André de la Vigne, historiographe de l'expédition d'Italie, inspire aussi le roman ; en comparant le Vergier d'honneur et Jehan de Paris, nous voyons que les deux livres émanent du même milieu, et que Jehan de Paris, comme le Vergier d'honneur, exprime la pensée d'un familier de la cour, grand admirateur du Roi. »

Opte-t-elle pour André de la Vigne ? Elle cite ce nom sans s’y arrêter vraiment, puisque de La Vigne accompagnait Charles VIII dans sa marche guerrière.

« Il faudrait peut-être chercher l’auteur parmi les courtisans attachés à la maison de la Reine. Pendant l'expédition de Naples, Anne de Bretagne resta en France, et Montaiglon a pu supposer, non sans vraisemblance, qu'un de ses familiers avait voulu la distraire des inquiétudes de l'attente, en écrivant pour elle une œuvre où sa personnalité était dissimulée sous le voile complaisant d'une fiction romanesque. L’éloge de la princesse d’Espagne a un accent de sincérité et d’amour qui le rend digne d’une reine. »

Elle rappelle que le manuscrit du roman conservé actuellement sous la cote G 54 de la Bibliothèque de Louvain porte la phrase « ce livre est a moy, Jehan Sala » au-dessus du mot Fin, mais cela ne veut pas automatiquement dire que l’auteur en est son frère Pierre Sala, panetier de Charles-Orland.

 

3.3- Selon Richard Cooper, Pierre Sala « était bel et bien à Amboise au début de 1495, et n’avait pas encore rejoint le roi. »

Le roi, après sa victoire à Fornoue le 6 juillet 1495, se retire à Asti, puis à Turin, avant de s’installer à Vercelli à partir du 12 septembre afin de préparer le traité de paix, signé le 10 octobre.  Voici le témoignage de Sala :

« Despuys le roy venu à Verseil m’envoya à Montoue pour veoir monsieur le bastard, ce que je fiz et le trouvay en une des chambres de monsieur le marquis où il estoit tresbien servy. Mais encore estoit il au lict bien malade de ses playes. Là monsieur le bastard me conta tout ce que je vous ay dit pour le rapporter au roy et ainsi le fiz. » (Hardiesses, fo 81 vo ; Prouesses, fo 129 vo-130).

Richard Cooper conclut :

« On n’a aucune raison de mettre en doute ce témoignage oculaire de Sala, qui avait évidemment quitté Amboise, et avait accompagné le roi pendant une partie, ou peut-être toute la campagne d’Italie, jusqu’à la rentrée en France en octobre 1495. »

(R. Cooper, « Sala et la Cour », Réforme, Humanisme, Renaissance, n° 81, 2015, p. 25-63.)

https://www.cairn.info/revue-reforme-humanisme-renaissance-2015-2-page-25.htm

 

3.4- Seul, semble-t-il, Abel Lefranc en 1941, opte pour Pierre Sala, en avançant la preuve irréfutable à ses yeux, un quatrain du Petit Livre d'amour (également nommé Emblèmes et devises d'amour ou encore Énigmes et devises d'amour) : 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Petit_Livre_d%27amour#/media/Fichier:Petit_Livre_d'Amour_f005v6r.jpg

 

 

chiere amyable & cortoyse maniere
au coing du boys ont tendu leur pantiere
en atendant leure plus atreable
que par la passe cueur vollant peu estable

 

 Ce quatrain reprendrait les propos du roi de France à la question du roi d’Angleterre : « qui estoit la cause pour quoy il venoit en ce païs. Il me respondit qu'il y avoit bien environ quinze ans que son feu pere estoit venu en Espaigne, et a son retour il avoit tandu ung las a une canne, et il venoit maintenant veoir si la canne estoit prinse. »

Mais la ressemblance entre les deux énigmes apparaît extrêmement ténue et celle du roman est peu susceptible d’être une signature de Sala.

Jean Perréal est cité trois fois dans son texte :

« Or, j'avais été conduit moi-même vers l'hypothèse de Pierre Sala il y a un assez long temps, en partant de l'édition, donnée par Georges Guigue, en 1885, du Livre d'Amitié dû à cet écrivain lyonnais et dédié par lui à Jean de Paris, le célèbre peintre dont Jean Perréal était le véritable nom. La rencontre, faite plus tard, de la supposition émise par Montaiglon m'engagea assez naturellement à pour suivre des recherches plus précises dans le sens de cette identification, avec l'espoir de les voir aboutir.
Fixons d'abord les principales conditions auxquelles devra répondre, selon toute apparence, une investigation de ce genre. Il est hors de doute — les critiques et les éditeurs sont d'accord sur ce point — que l'auteur du roman a dû vivre à la Cour de France, connaître les dessous de l'histoire du mariage de Charles VIII sur lequel le public était peu renseigné, et posséder des notions très précises sur les usages et le cérémonial si exactement décrits par lui. Qu'il ait même appartenu à l'entourage immédiat de Charles VIII et d'Anne de Bretagne, c'est ce qui paraît au plus haut point vraisemblable. L'origine lyonnaise de l'auteur ne semble pas moins admissible… » (p. 126)


« L'ancien écuyer royal a composé un petit traité de genre moral que M. Georges Guigue a publié, on l'a vu, sous ce titre : Le Livre d'amitié. Il en subsiste deux manuscrits : l'un à Lyon et l'autre à Paris. Le premier est dédié à Claude de Riverie, son beau-frère, par une lettre qui ne manque ni de finesse ni de bonne grâce ; le second, à Jehan de Paris, c'est-à-dire au célèbre peintre Perréal, son intime ami, par une pièce de vers à laquelle cet artiste répond par deux poésies qui figurent à la fin du manuscrit, sous cette rubrique : " Par Maistre Jehan de Paris à son ami l'escuier Sala. " Comment ne pas rapprocher le titre même de notre roman du nom de ce personnage, mêlé de près à la vie de Sala et, coïncidence curieuse, à l'une de ses œuvres ? » (p. 131-132)

Lefranc ajoute la précision suivante, mais qui lui paraît « accessoire » :

« On n'aborde pas, pour le moment, la question subsidiaire qui peut se poser, à propos de Jehan Perréal, dit Jean de Paris, très mêlé à toutes les choses lyonnaises et grand ami, on l'a vu, de Pierre Sala. Cet artiste aurait- il aidé l'auteur de Jehan de Paris dans l'élaboration de son œuvre, par exemple dans les descriptions si brillantes du cortège du héros ? L'auteur, d'autre part, lui aurait-il emprunté son nom pour le donner au roman, comme il est fort possible ? Ce sont là des problèmes accessoires que l'on ne peut examiner actuellement. » (p. 138, note 1)

(Abel Lefranc, « Recherches sur l'auteur du roman de Jean de Paris », Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, n° 2, 1941. p. 117-140, n. 1 p. 138.)

www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1941_num_85_2_77404

 

3.5- En 1954, Yvonne Labande-Mailfert avance très timidement le nom d’André de La Vigne, suggéré par Édith Wickersheimer, dramaturge et poète, chroniqueur de l’expédition de Charles VIII à Naples (Le voyage de Naples), secrétaire d'Anne de Bretagne en 1504 :

« C'est le temps où l'un des courtisans français ― peut-être André de La Vigne, secrétaire de la reine ― écrit le Roman de Jehan de Paris; écho du mariage d'Anne et de Charles, qui traduit si bien l'émerveillement de la princesse bretonne devant les richesses de la cour de France, "histoire joyeuse", soi-disant "translatée d'espaignol en langue française" dans laquelle Anne paraît sous les traits — combien fantaisistes ! ― d'une princesse espagnole. »

(Yvonne Labande-Mailfert, « Anne de Bretagne espagnole », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, vol. 34, 1954, p. 39-45.)

 

3.6- En 1960, Lynette Muir rejette la paternité de Sala sans en proposer une autre :

« les dix œuvres de Sala que nous connaissons jusqu'à présent sont signées de lui, généralement par un acrostiche. Pourquoi aurait-il dérogé à sa pratique habituelle dans ce seul cas ? Il n'y a sûrement pas d'explication plus satisfaisante que celle que Pierre Sala n'est pas l'auteur du roman de Jean de Paris. »

(Lynette Muir, « Pierre Sala and the Romance of Jean de Paris », French Studies, n° 14, 1960, p. 232-234.)

Les autres articles consultés n’apportent aucun autre nom. Pierre Sala est désormais déchu de sa paternité.

 

3.7- Jean Charles Payen, en 1974, replace l’auteur dans ses attaches médiévales :

 « Roman à clefs, Jean de Paris préfigure une époque nouvelle, tout en restant fidèle à une écriture encore très médiévale. C'est l'exemple même d'une œuvre de transition qui atteint une perfection relative. Mais le retour aux techniques traditionnelles du conte ne signifie-t-il pas une grave décadence de l'art romanesque ? »

(Jean Charles Payen, « Le roman et la nouvelle en France au XIVe et au XVe siècle », Histoire littéraire de la France, Éditions Sociales, 1974, p. 405.)

 

3.8- En 1979, Omer Jodogne, qui n’avance aucun nom, écrit :

« l'auteur n'a pas signé son œuvre et les imprimeurs ne l'ont attribuée à aucune personnalité littéraire. En outre, c'est volontairement que l'écrivain a voulu nous livrer un récit indatable. » Et plus loin : « Et c'est dans ce contexte émotionnel que je situerais le Roman de Jean de Paris. Un anonyme, un courtisan français comme le suppose ingénieusement Mme Labande-Mailfert a pu écrire ce conte charmant pour convaincre les lecteurs, par d'habiles suggestions, que le mariage de Charles VIII, reconnu par tous, fut un mariage d'amour et non un mariage de raison. […]

 Les lecteurs, quelque peu perspicaces, ne s'y sont pas trompés. Ils ont compris qu'on leur narrait l'idylle de leur roi en une version qui étoufferait la réprobation des seigneurs comme celle du menu peuple. Il ne fallait pas qu'on dît que la duchesse bretonne s'était imposée comme reine de France.

Cette hypothèse rencontre pourtant une objection : l'œuvre n'a connu, semble-t-il, qu'une diffusion restreinte. »

(Omer Jodogne, « Le Roman de Jehan de Paris et le roi Charles VIII », Bulletin de la Classe des Lettres, 5e série, t. 65, Académie royale de Belgique, 1979, p. 105-120.)

https://www.persee.fr/doc/barb_0001-4133_1979_num_65_1_55392

Pas une critique, pas un critique n’avance, même du bout des lèvres ou de la plume, le nom de Jean Perréal, qui pourtant, me semble-t-il, s’impose comme l’auteur de ce roman.

Depuis des années pourtant, la biographie de Perréal est bien connue, tant artistique que littéraire. Pourquoi cette autocensure ou cette cécité ?

Il est curieux, mais conforme aux histoires littéraire et artistique, que le nom de Jean Perréal ne soit pas apparu dès que l’on avance celui de Jehan de Paris. « Les satiriques de la Renaissance ont souvent plaisanté les prétentions des artistes à l’immortalité ; le sort de Jean Perréal surnommé Jean de Paris, semble leur donner raison. Cet artiste, considéré de son vivant comme le premier peintre du temps, tomba, dès sa mort, dans le plus complet discrédit. Personne n’a plus perdu à mourir. » *

 Jean Perréal a sombré corps et âme dans la ténèbre la plus totale jusqu’à sa résurrection en 1836 sous la plume de C.-M. Robert qui exhume le manuscrit de La Complainte de la Nature à l'alchimiste errant et en 1913 quand Émile Picot publie son Épître à Jacques Le Lieur.

* (René de Maulde la Clavière, « Jean Perréal dit Jean de Paris. Sa vie et son œuvre », 1er article sur 4 parus, Gazette des Beaux-Arts, 1895, p. 265-278. Repris dans Jean Perréal dit Jean de Paris : peintre de Charles VIII, de Louis XII et de François Ier, Leroux, 1896.)

 

4- Mon hypothèse 

Jean Perréal, longtemps nommé Jehan de Paris, me semble être l’auteur du Roman de Jehan de Paris.

 4.1- L'Espagne au cœur de l'énigme

J’acquiesce à la plupart des arguments avancés par Anatole de Montaiglon et Édith Wickersheimer qui conduisent à la conclusion qu’il s'agit du mariage de Charles VIII et d'Anne de Bretagne (les lieux, les titres, les costumes, les événements d’Espagne et de Bretagne, les noms des grands des cours royales, les aléas des mariages, les âges des mariés …).

 

― Anatole de Montaiglon écrit :

« Personne n’y a fait attention, bien qu’il soit dans les imprimés comme dans les manuscrits, et je n’en ai remarqué moi-même l’importance que longtemps après avoir été frappé du caractère du XVe siècle et de la probabilité d’une allusion au mariage de Charles VIII. Voici cette phrase, qui décide peut-être la question à elle seule : Comment le roy d'Angleterre fiança la fille du roi et de la roine d'Espagne, appellée ANNE, par procureur. L'on comprend que l'auteur n'ait mis le nom qu'une fois et d'une manière incidente. Il voulait indiquer, faire voir, mais ne pas dire positivement et encore moins appuyer. Pour les contemporains, ou, pour mieux dire, pour les familiers de la reine, car le roman peut n'avoir été fait que pour elle, le nom suffisait, et rendait claires toutes les autres allusions. »

Cacher et rappeler, voilà bien ce que fait Perréal dans les deux tentures à la licorne qu’il a créées, La Dame de Cluny et La Chasse des Cloisters. Et, à la manière de la lettre volée d’Edgar Allan Poe, de ce prénom Anne dissimulé mais apparent quand même, l’écho s’en retrouve dans l’acrostiche AMSDR, la lettre P barrée, l’anamorphose au sommet de la tente jamais signalée et d’autres éléments visibles.

Anne de Bretagne est née à Nantes le 25 janvier 1477, de Marguerite de Foix (1426-1479), d’origine espagnole, reine de Navarre, de la maison de Trastamare et de François II (1435-1488), duc de Bretagne de 1458 à 1488. Via les reines et les rois de Navarre et de France, on remonte jusqu’aux amours en 1074 de Chimène Diaz (v. 1046 - v. 1116, fille du comte Lozanno de Gormaz, issu des rois de Léon) et de Rodrigo Diaz de Vivar, dit El Cid Campeador (Le Cid dans la langue de Pierre Corneille).

 

― Jules Mathorez apporte d’autres précisions :

« Si nous ouvrons les inventaires dressés à la mort des ducs de Bretagne, nous constatons que les monnaies espagnoles avaient cours en Bretagne et étaient d'un emploi fréquent. On comptait en henriques et en réaux. Le réal même était d'un usage si courant que sa dénomination est encore demeurée en Bretagne comme monnaie de compte. Dans certaines régions, dans le Finistère notamment, le réal désigne encore la somme de vingt-cinq centimes. »

(Jules Mathorez, « Notes sur les rapports de Nantes avec l'Espagne », Bulletin Hispanique, t. 14, n° 2, 1912, p. 119-126.)

https://www.persee.fr/doc/hispa_0007-4640_1912_num_14_2_1758

 

La lecture du texte d’Yvonne Labande-Mailfert me conforte dans mon hypothèse (131 fois le mot « Espaigne » dans tout le roman). Elle signale « la présence constante d'Espagnols (Navarrais ou Catalans) aux côtés d'Anne de Bretagne à partir de 1488 ou 1489. Tout commence en effet avec l'ambassade de don Francisco di Rojas et don Nicola de Dicastillo à Nantes, près de la nouvelle duchesse, fin 1488. »

Elle poursuit son étude du « penchant » espagnol d’Anne de Bretagne. Devenue orpheline et ayant écarté à l'automne 1488 Alain d'Albret qui envisageait de l'épouser, Ferdinand le Catholique « mettra en avant son propre fils, don Juan. Anne a pu se croire légitimement destinée à être quelque jour reine d'Espagne, et ceci à l’âge où l'imagination prend son vol, vers onze-douze ans. » Elle ajoute : « La courte période des fiançailles d'Anne avec don Juan, aux limites assez imprécises, semble cependant correspondre avec le temps où Ferdinand, en 1489, envoie, en son propre nom cette fois, 2 000 hommes d'armes à la duchesse. » Un climat d'amitié existe entre la reine de France et les rois d'Espagne.

Yvonne Labande-Mailfert souligne qu’Anne de Bretagne « garde un contact personnel certain avec les souverains d'Aragon et de Castille. […] Parfois elle fait à la reine Isabelle des gracieusetés ; elle lui envoie des bijoux de France […] Elle goûte fort, pour sa part, la mode espagnole. […]

Le prestige de l'Espagne est grand, même en France, depuis la prise de Grenade en 1492 mais la reine est plus que tout autre entichée de tout ce qui vient de là-bas. […] Je ne parlerai ici que pour mémoire de sa devise : Non mudera [Je ne changerai pas], qui pourrait bien avoir été seulement béarnaise. » […]

Mais peut-être pourrait-on retenir encore une manifestation de son ascendance espagnole dans la manière dont elle prit le deuil à la mort de Charles VIII », en s’habillant de noir, mode qui lui viendrait de sa mère, Marguerite de Grailly-Foix, princesse royale de Navarre, alors que les reines de France portaient le deuil en blanc.

On comprend peut-être mieux maintenant la volonté de Perréal de placer son roman dans un cadre espagnol pour plaire pleinement à Anne de Bretagne, épouse de Charles VIII : « J’ay voulu icy mectre par escript une histoire joyeuse que j’ay translatee d’espaignol en langue françoise ».

Et puisque Perréal était aussi poète, il est bien à croire que le nom de l'Espagne a été choisi pour l'identité de sa syllabe finale avec le nom de Bretagne, que par là il cache et rappelle tout à la fois.

 

4.2- Quand Jean Perréal aurait-il pu écrire son romant ?  

 

La réponse dépend peut-être de la date à laquelle Léonard de Vinci a écrit ce que l’on nomme le Promemoria Ligny ou Mémorandum de Ligny où apparait pour la première fois le nom de Perréal dans un texte de Vinci.

À quelle date a lieu la première rencontre entre Léonard de Vinci et Jean Perréal ? En 1494-1495, lors de l'expédition à Naples de Charles VIII qui revendique comme héritier le royaume de René d’Anjou, alors qu’il n’est pas certain que Perréal soit du voyage ? Ou en 1499 quand Louis XII conquiert le duché de Milan qu’il réclame en tant que petit-fils de Valentine Visconti ? Louis XII fait une entrée triomphale à Milan le 6 octobre et y reste jusqu'au 7 novembre. Perréal est toujours documenté dans la ville le 14 novembre.

Pour Pascal Brioist, Vinci rencontre pour la première fois Perréal et Ligny en septembre 1494 lors de l’entrée de Charles VIII à Asti. Il en veut pour preuve « l’esquisse de chevaux équipés d’un harnachement pour tracter l’artillerie légère de campagne des Français. Ms H fol. 82r. »

(P. Brioist, Les audaces de Léonard de Vinci, p. 361 et note 67 p. 384.)

 

Le document qui signale la rencontre (de 1494 ou de 1499 ?) est le Promemoria Ligny ou Mémorandum Ligny que Gerolamo Calvi déchiffre en 1907.

(G. Calvi, « Leonardo da Vinci e il conte di Ligny ed altri appunti su personaggi vinciani », Raccolta Vinciana, III, 1906-1907, p. 99-107.)

C’est un texte écrit par Vinci à côté du dessin d’un théâtre mobile ou d’un décor semi-circulaire, au folio 669r, ex 247ra, du Codex Atlanticus conservé à la Biblioteca Ambrosiana de Milan. Il commence ainsi :

Va trouver Ligny (ingil) et dis-lui que tu l'attendras à Rome (amorra) et l'accompagneras à Naples (ilopanna). Aie soin de faire la donation (fatti fare enoiganodal) * et prends le livre de Vitolone * et les mesures des édifices publics. Aie deux coffres recouverts, prêts pour le muletier ; des couvertures de lit rempliront fort bien cet office ; il y en a trois, mais tu en laisseras une à Vinci. Prends les poêles des Grazie. Fais-toi donner par Giovanni Lombardo la maquette du théâtre de Vérone. Achète quelques nappes et serviettes, chapeau, souliers, quatre paires de chausses, un grand manteau en peau de chamois, et du cuir pour en faire de neufs. Le tour d'Alessandro. Vends ce que tu ne peux emporter.

*(En août 1497, le duc concède à Léonard une petite maison (Casa degli Atellani – la villa des Atellani, famille de courtisans fidèle aux Sforza) et une vigne d’une surface approximative de 8 000 m2)

*(Witelo : également Erazmus Ciołek Witelo ; Witelon ; Vitellio. Moine, théologien, philosophe et scientifique (physicien, mathématicien), né en Silésie entre 1220 et 1230, mort après 1280 et avant 1314, il a mené des recherches sur des problèmes naturels, principalement optiques.)

Ce texte laisse entendre que Léonard est sur le point de quitter Milan menacée par la guerre et qu’il s’affaire à s’assurer de la possession de "sa" vigne et à rassembler ce à quoi il tient le plus, certainement ses livres, ses carnets, ses dessins et ses études de toutes sortes, amassés tout au long de sa vie (il a 47 ans depuis avril), enfermés soigneusement dans les coffres, avant de quitter ses appartements de la Corte Vecchia, un immense espace où il a installé son atelier et où vivent ses élèves et ses aides, ses animaux, ses maquettes et ses automates ? Son itinéraire semble se diriger vers le sud, la Toscane, avec un arrêt à Vinci où demeure encore son oncle Francesco, puis Rome, Naples enfin, si les Français s’y rendent. Naples où il pourrait avoir pour mission confiée par les Français désireux de s’emparer de la ville d’en inspecter les fortifications ?

Mais une question se pose. En 1499, les troupes françaises de Louis XII, après la reconquête du duché de Milan, ont-elles pour mission de "descendre dans la botte" jusqu’à Naples, via Florence, comme l’ont fait celles de Charles VIII en 1494 ? Le mariage de Ligny avec la princesse d’Altamura qui le fait prince d’Altamura et duc d'Andria et de Venosa en Italie méridionale l’entraîne-t-il à vouloir revendiquer des droits féodaux dans le royaume de Naples et y accaparer une principauté ? Vinci a-t-il accepté, après la chute de Savonarole, de donner des renseignements sur la ville de Florence qu’il connaît si bien ?

Carlo Vecce écrit :

« Ces propos chiffrés figurent dans un mémorandum que l’on date habituellement de 1499 et dont la teneur se référerait au départ définitif de Milan de Léonard. En réalité, ils pourraient avoir été écrits en 1494, date du premier passage de Louis de Ligny à Pavie, qui poursuit ensuite sa route vers Rome et Naples (ce qu’il ne fait pas en 1499). »

(C. Vecce, « Léonard de Vinci en France », Léonard de Vinci : dessins et manuscrits, catalogue d'exposition (Paris, musée du Louvre, 5 mai-14 juillet 2003), 2003, p. 21-26.)

Ligny se rend à Rome en mars 1494 comme ambassadeur de Charles VIII pour obtenir l’investiture du royaume de Naples par le pape Alexandre VI qui le reçoit le 28 mars mais n’accorde rien. Léonard, en froid avec Ludovic le More, aurait accompagné l’armée de Charles VIII en qualité d’ingénieur militaire et en aurait profité pour s’arrêter à Vinci ; néanmoins son voyage s’achève à Florence où il participe à la consultation lancée par Savonarole sur les travaux au Palazzo Vecchio.

Carlo Pedretti estime aussi que Vinci a rédigé ce mémorandum en 1494. Il montre qu’originalement le folio du Memorandum était uni au folio 218r-b du Codex Atlanticus, sur lequel il a reporté des esquisses et des calculs relatifs à des « fontaines à vin et à eau », éléments qui se retrouvent sur le verso du folio 669 (ex 247v-a). En mars 1494, pour l'entrée royale de Charles VIII et d'Anne de Bretagne à Lyon, Perréal avait conçu et fait ériger de telles fontaines.

Pietro Marani place le séjour milanais de Perréal entre août 1494 et novembre 1495, avançant le moment de sa rencontre avec Léonard.

(P. Marani, Leonardo, l'Ultima Cena, Milan, 1999, p. 25.)

Avec Vinci, comme avec Perréal, les questions affluent. Dans la suite des tâches à effectuer avant son départ, Léonard écrit selon la transcription de Gerolamo Calvi en 1907 :

« Piglia da g[i]an di paris il modo de colorire a(s)secho . el modo del sale bianco e del fare le carte inpastate soli e (mo) in molti doppi e(l)la sua cassetta de colorj inpara la tenpera delle cornage inpara a disoluere la lacha gomma… »

Cette transcription de Calvi est-elle fidèle au texte de Vinci ? À quelle transcription se réfèrent les différents auteurs ? C’est celle que retient Carlo Vecce avec la correction suivante : « Non "soli e" comme cela apparaît dans toutes les transitions, mais "solie", qui est "lisse" ou "poli" sur le genre des papiers glacés modernes… ».

Non “soli e” come appare in tutte le transizioni, ma “solie”, cioè “liscie” o “levigate” sul genere delle moderne carte patinate, comme ha dimostrato Carlo Pedretti nel suo “Gleaning 13” », p. 243-244.)

Également Maria Teresa Fiorio avec quelques corrections orthographiques et celle-ci d’importance : l’expression « la lacha gomma » est remplacée par « la lacca gutta », et ainsi la « gomme » devient « goutte à goutte ».

La traduction qui en est faite connaît bien des variations. Je propose la suivante :

« Prends auprès de Jean de Paris la manière de colorier à sec, la manière de fabriquer du sel blanc et celle de faire les papiers teintés, soit en feuilles détachées, soit en rame (ou : des feuilles enduites, des simples et beaucoup de doubles ; ou encore : des papiers teintés couchés en rame), et aussi sa boîte de couleurs. Apprends à obtenir les tons couleur chair à la détrempe (tempera). Apprends à dissoudre la gomme laque. »

Les artistes italiens connaissent le travail de peintre de Perréal à partir des œuvres qu’il a envoyées en 1492 à Francesco Gonzaga, le portrait d’un enfant et celui de Charles VIII.

Léonard désire apprendre de Perréal la nouvelle technique du pastel encore inconnue en Italie qui consiste à utiliser de la couleur sèche sur le vélin, ce qu'il appelle le "mode de colorier à sec". Il désire aussi savoir comment utiliser certains liants insolubles, comme la gomme arabique extraite de l’acacia, pour lier les pigments de couleur, et même comme fixateur pour une feuille entière. Il souhaite également apprendre la façon de préparer la surface à dessiner et d’obtenir des feuilles simples et doubles, référence à la découpe de pages rectangulaires dans la peau tendue et irrégulière d’un chevreau ou d’un veau.

Aux raisons relatées ci-dessus, Laure Fagnart en ajoute une autre qui lui recommande de retenir elle aussi la date de 1494 :

« En outre, nous avons trouvé mention de la même technique à utiliser lorsqu’il s’agit de colorier à sec dans un autre codex de Léonard, le Codex Forster II (fol. 159), que l’Italien rédige aux environs de 1495-1497, soit avant que Louis XII ne conquiert le Milanais :

Per fare punte da colorire a secco, tempera con un po’ di cera e non cascherà. La qual cera dissolverai con acque che, temperata la bianca, essa acqua stillata se ne vada in fumo e rimanga la cera sola, e fara’ bone punte. Ma sappi che ti bisogna macinare i colori colla pietra calda.

Comment faire des crayons pour colorier à sec. Fixe [la couleur en poudre] avec un peu de cire pour qu’elle ne s’émiette pas. Il faudra dissoudre cette cire avec de l’eau, pour que, quand tu l’auras mêlée avec de la céruse, l’eau distillée s’en aille en vapeur, et que la cire reste seule, et cela donnera de bons crayons. Mais sache qu’il faut avoir moulu les couleurs avec une pierre chaude. »

Toutefois, elle signale que Carlo Pedretti lui a fait remarquer que le folio 159 est la dernière page du codex conservé au Victoria and Albert Museum de Londres et « qu’il n’est pas à exclure que Léonard ait ajouté la recette, qu’il avait auparavant obtenue de Jean Perréal, à la fin d’un manuscrit qu’il avait déjà rédigé. »

(L. Fagnart, Léonard de Vinci en France, collections et collectionneurs (XVe-XVIIe siècles), Rome, L'Erma di Bretschneider, 2009, p. 18-21.)

 

La date de 1499 a aussi de bons arguments.

Ligny, qui avait conduit la campagne vers Naples de 1494-1495, ne réussit pas à organiser une expédition secrète pour reconquérir le royaume de Naples perdu en 1495, projetée par voie diplomatique en septembre 1499, car Venise, alliée de la France, lui refuse le soutien demandé. Voilà pourquoi le projet de Léonard échoue et l’oblige à se rabattre sur Venise. Le 14 décembre, par des intermédiaires, il fait créditer son compte de l’hôpital Santa Maria Nuova de Florence de l’importante somme de six cents florins.

En 1499, après la chute de Ludovic, Vinci se demande probablement que faire ? Rester à Milan et solliciter argent et protection auprès d’un nouveau mécène parmi les conquérants français ou partir dans une ville à la recherche d’une autre place ? Quitter Milan, si l’on en croit le début du mémorandum. Il dresse alors une liste de ce qu’il doit faire. Un pense-bête écrit comme tous ses textes à l’envers de la main gauche, à lire à l’aide d’un miroir, où quelques termes ont leurs syllabes inversées (pour ne pas être lus ?).

En cette fin d’année 1499, les temps à venir sont lourds de menace. Peut-être pas pour Vinci, mais pour Ludovic Sforza dit Le More, duc de Milan, qui s’enfuit le 2 septembre, avec Biagio Crivelli et Sanseverino, à Innsbruck au Tyrol, auprès de Maximilien Ier de Habsbourg, archiduc d'Autriche et roi de Germanie, laissant le trône ducal à Louis XII.

Mais Léonard ne fuit pas. Louis XII entre dans Milan le 6 octobre après la chute de la ville le 6 septembre. Il y restera un mois seulement. Léonard est toujours à Milan, mais aucune remarque de sa part, rien et jamaisdans ses Carnets, sur les événements qui se déroulent sous ses yeux.

Fin décembre 1499, Ligny et Vinci quittent Milan, Ligny pour rentrer en France avec Louis XII, et Vinci pour Venise à la recherche d’un prince puissant et stable, pensant peut-être avoir montré trop de sympathie aux Français et craignant les représailles. Il est accompagné de Francesco Salai, de Luca Pacioli (un moine et théologien franciscain, grand mathématicien de l’époque, venu à Milan en 1496) et peut-être de Giovanni Boltraffio et Tommaso Masini da Peretola dit Zoroastro pour sa manie de se dire magicien.

En chemin, ils s’arrêtent à Mantoue où Léonard est invité par le marquis Gian Francesco II Gonzaga, l'un des premiers admirateurs de Perréal en Lombardie : en novembre 1499, après une rencontre qui a probablement lieu à Milan devant Louis XII, Perréal lui envoie un portrait de Louis XII rapidement esquissé. À Mantoue, où règne le peintre Andrea Mantegna âgé en cette année de 70 ans, Vinci dessine le portrait d'Isabelle d'Este, l’épouse de Francesco, belle-sœur du duc de Milan, en vue d’un tableau, précédé d'une étude non retrouvée, mentionnée en 1501 par la marquise elle-même, qui demande à Léonard d'envoyer un autre dessin.

En mars 1500, il est à Venise, et le 24 avril, il est déjà à Florence.

Charles-Jules Dufaÿ écrit : « Perréal, qui avait accompagné le roi en Italie, fut autorisé à y séjourner quelque temps. Il ne prit donc aucune part à cette réception [l’entrée de Charles VIII à Lyon le 7 novembre 1495] », information que reprend Carlo Vecce qui suppose que Perréal reste en Italie durant les années 1495-1496.

(C.-J. Dufaÿ, Essai biographique sur Jehan Perréal dit Jehan de Paris, peintre et architecte lyonnais, Brun, 1864, p. 34.

C. Vecce, « Piglia da Gian de Paris », Achademia Leonardi Vinci, X, 1997, p. 208-213.)

Pierre Pradel relève :

Il en déduit l’hypothèse suivante :

 

Yvonne Labande-Mailfert, dans sa biographie de Charles VIII, écrit que Perréal rejoint le roi à Naples en mai 1495, arrivé avec son armée le 22 février.

(Y. Labande-Mailfert, Charles VIII. Le vouloir et le destinée, Fayard, 1986, p. 308.)

 

En tenant ensemble les éléments livrés par tous ces auteurs, on peut imaginer les scenarii suivants à partir de l’arrivée du couple royal à Lyon en mars 1494 :

 

 

Quelle a été la motivation de l’écriture de ce roman ?

 

Est-ce une commande du couple royal, de la reine seule, ou du roi pour la divertir pendant sa longue absence tout en lui rappelant qu’elle est la reine de France ? Est-ce une initiative libre de toute contrainte de Perréal lui-même, sauf de plaire au couple royal et d’obtenir un statut envié à la cour ? La question se posera vingt ans plus tard, quand il dédie sa Complainte de Nature à l’alchimiste errant à François Ier à son retour d’Italie en 1516. Entre autres raisons, le roi lui a-t-il passé commande d'un essai sur l'Alchimie comme il le fera en 1519 avec Jean Thénaud pour la Kabbale ou bien a-t-il besoin de se faire bien voir, de se rappeler au bon souvenir de ce nouveau roi qui va chercher en Italie les artistes dont il a besoin ?

 

4.2- Historique du nom Perreal

Pour cette partie, voir et pages suivantes

 

4.3- François Rabelais à notre secours

Il semblerait que Rabelais connaissait Perréal, l’ayant côtoyé à Lyon, avant son décès en 1529 ou 1530.

Dans Pantagruel (chap.XXX), Épistémon relate son séjour aux Enfers et ses rencontres diverses : « Jan de Paris estoit gresseur de bottes », au côté d’Artus de Bretaigne, degresseur de bonnetz, du pape Sixte, gresseur de verolle). François Rabelais parle, à mon avis, de l’homme réel Jean Perréal de Paris et non du personnage de papier et d’encre héros du roman. Rabelais semble se moquer de Jean Perréal en le nommant « gresseur de bottes », qui résonne en écho avec « perro real », ce chien royal qui lèche et cire les bottes royales pour obtenir sa pitance. Pour Abel Lefranc, « c'est manifestement le désir d'exalter la royauté française et de présenter, en particulier, la puissance du roi régnant comme irrésistible, qui a inspiré d'un bout à l'autre, l'auteur de Jehan de Paris. Glorifier le jeune souverain et, à travers lui, la nation française : voilà, en somme, sa préoccupation exclusive. »

L'enfer de Rabelais que visite Épistémon, apparaît comme un monde à l'envers, celui du carnaval pendant lequel le fou devient roi, et le peuple puissant. Les « grands » personnages sont rabaissés et occupés à des tâches artisanales, subalternes ou avilisssantes. C’est reconnaître, me semble-t-il, de la part de Rabelais, la « grandeur » de Jean Perréal et distinguer l’artiste apprécié de son vivant du courtisan peut-être trop flatteur.

Il en est sans doute de même pour Jean Lemaire de Belges, en relations de travail parfois tumultueuses avec Perréal : « Je veiz maistre Jean le maire qui contrefaisoit du pape, & a tous ces pauvres roys & papes de ce monde faisoit baiser ses piedz, & en faisant du grobis leur donnoit sa benediction… »

 

Marie-Luce Demonet souligne que « Rabelais attribue à l’Enfer un rôle polémique afin d’éliminer symboliquement ses adversaires ou exalter ses héros, tout en faisant de l’Enfer un lieu au sens rhétorique, un topos, un lieu commun. » Jan de Paris passait-il à ses yeux pour un mauvais courtisan ou un âpre au gain ?

(Marie-Luce Demonet, « Scénographies de l’Enfer dans l’œuvre de Rabelais », Les Lieux de l’Enfer dans les lettres françaises, dir. Liana Nissim & Alessandra Preda, 2013, Gargnano, Italie, p.59-74.)

 

Claude La Charité précise cette relation de Rabelais et du roman :

« Il s’agit de la mention de « Jan de Paris », réduit à l’état de "gresseur de bottes" aux Enfers. Or, en 1532, aucune édition de ce roman n’avait encore paru. L’édition princeps ne paraîtra que l’année suivante, en 1533, chez Claude Nourry, avant de reparaître sans doute en 1534 chez Pierre de Sainte-Lucie, successeur de Nourry. L’œuvre connaîtra du reste trois autres éditions au cours du XVIe siècle (s. d., 1544 et 1554). La seule autre mention de Jehan de Paris, avant sa parution en 1533, se trouve sous la plume d’Antoine Du Saix dans L’Esperon de discipline, paru la même année que Pantagruel, parmi la liste des seules œuvres que les imprimeurs ignorants devraient, à ses yeux, avoir le droit d’imprimer. 

[…]

Rien n’interdit de penser que Rabelais ait songé, dans un premier temps, à jouer ce rôle d’éditeur chez Nourry, ce qui éclairerait la mention de l’édition de Jehan de Paris à paraître – comme un effet d’annonce – dans Pantagruel. La mort de Nourry expliquerait du reste que le projet de collaboration n’ait pas eu de lendemain. Pour corroborer une telle hypothèse, il faudrait cependant être en mesure de relever les marques usuelles de l’intervention éditoriale de Rabelais dans l’édition princeps de Jehan de Paris en 1533. Malheureusement, l’unique exemplaire connu de cette édition, jadis conservé à la Biblioteca colombina de Séville, a été volé en 1884. »

(Claude La Charité, « L’édition princeps de Pantagruel (1532) de Rabelais et les Enfers d’Épistémon pavés d’« anciens » nouveaux romans publiés chez Claude Nourry », Réforme, Humanisme, Renaissance, 2016/1-2 (n° 82-83), p. 45-64.)

« Graisser ses bottes », c’est ce que l’on fait avant de partir en voyage pour les assouplir et les embellir, comme le prêtre qui donne le sacrement de l’extrême-onction met de l’huile, entre autres parties du corps, sur les pieds de celles et de ceux qui, au seuil de la mort, vont quitter ce monde allégés de tous leurs péchés. L’oingnement et l’unguent resuscitatif qui permettent à Panurge de recoller la tête d’Épistémon trouvent leur semblance dans les références à l’onction de l’huile aux vertus thaumaturgiques du Nouveau Testament (Marc, 6:3 ; Luc, 7:46 ; Jacques, 5:14 ; Hébreux : 1:8-9). La position religieuse de Rabelais au sein du christianisme et du mouvement de sa rénovation rejoint-elle sur l’onction des malades celle du protestantisme réformé où elle n’apparaît pas. Cette occupation de « gresseur de bottes » à propos de Perréal renvoie-t-elle également à sa participation aux funérailles royales, par deux fois, pour celles d’Anne de Bretagne puis celles de Louis XII ?

Cette seconde explication conviendrait davantage pour le « pape Sixte gresseur de verolle » dont l’occupation post mortem aux Enfers consiste à soigner les maladies, en particulier la « verolle ». Peut-être pourrait-on comprendre autrement l’expression en accentuant les lettres « e » : « gresseur de vérollé », oignant les parties malades de chaque « vérolé », tout individu atteint de la « verolle », « petite » : la variole, ou « grosse » : la syphilis.

Comment ? dist Pantagruel, y a il des verollez de par dela ? certes dist Epistemon. Je n’en veiz oncques tant, il en y a plus de cent milions. Car croyez que ceulx qui n’ont eu la verolle en ce monde cy, l’ont en l’aultre. »

Pourquoi cet intérêt de Rabelais et de Marot fils pour la famille Perréal ? Curieux pour le moins que resurgissent en même temps, vers 1532, des événements de 1494-1495 : le « gresseur de bottes » et le dessin d’une botte, l’écriture du Romant restée sous sa forme manuscrite et sa première publication imprimée en 1533. Qu’est-ce qui pouvait séduire Rabelais dans ce roman et chez l’homme Perréal ? L’écrivain le plus important de la première moitié du XVIe siècle condescendre à évoquer des contemporains morts en 1525 et 1530, qu’il juge « grands », Jean Lemaire de Belges et Jean Perréal ? Pour cet esprit à la fois de momeries (« mommerye ») et de mascarades littéraires, poétiques, mais voulues courtisanes ? Si l’œuvre écrite de Perréal est vraisemblablement inconnue du public de son vivant car de nature intime, l’œuvre artistique, peinte et tissée, a dû gagner un public plus large si l’on en croit les propos de Jean Lemaire de Belges. Mais ce siècle n’a pas eu son Giorgio Vasari pour garder trace des œuvres des artistes français.

Une question se pose maintenant : qui a décidé de la parution du Romant de Jehan de Paris, la veuve et les enfants de Jean Perréal, Claude Nourry, Antoine Du Saix, François Rabelais ?

À propos de la « supplication » que Perréal écrit aux conseillers de la ville de Lyon, après l'entrée d’Anne de Bretagne de 1494, Pierre Pradel souligne que « par la vivacité de son style, ses expressions pittoresques, le sens aigu de la notoriété, et de la valeur de l'argent dont il témoigne, nous révèle dès cette date la forte personnalité de Perréal. » Et plus loin : « Nous aurons par la suite trop de preuves de la vanité de Perréal et de son goût des titres et des honneurs. »

Non encore exempté « de toutes tailles et subsides » par la lettre du roi du 22 septembre 1495 au Consulat de Lyon, « en raison de la qualité de son valet de chambre », Perréal, « non présumpcieux, mais comme ardent et affectueux », ne fait que réclamer son dû  (« car, là où est volenté lucrative, désir d'honneur n'a lieu ») pour ses travaux importants relatifs à l'entrée d'Anne de Bretagne à Lyon, le 15 mars 1494, aux douze consuls ou conseillers-échevins, riches marchands des plus importantes familles bourgeoises de la ville, qui seront anoblis, ainsi que leur descendance, par Charles VIII en décembre 1495.

Fortuné Rolle reconnaît le bien-fondé de cette demande :

« Sans doute médiocrement satisfait, et même en quelque sorte humilié dans son amour-propre d'artiste de la modicité des honoraires qui lui avaient été accordés, pour son propre compte, en récompense de la peine qu'il s'était donnée, et des travaux qu'il avait exécutés pour cette entrée d'Anne de Bretagne, Jean de Paris rédige la pétition suivante qu'il adresse au Consulat. […] Le Consulat prit en considération la supplique du peintre, et régla, ainsi qu'il suit, l'indemnité à laquelle il avait cette fois réellement droit. »

Voici un extrait de cette missive revendicative adressée « A Messeigneurs les Conseillers de la ville de Lyon » :

« … luy fut ordonné prandre la charge du tout mètre, distribuer argent et deniers, et ordonner gens en oeuvre de touttes pars. Oultre, luy fut dit au dit Conseil : "Jehan de Paris, nous nous fions en vous, et tout nostre honneur gist sur vous ; nous le vous remettons et vous promettons que nous vous contenterons bien."

Ces paroles oyez, le dit supplient print cuer au ventre. Jasoit ce que alors estoit fort patibulé pour la toutte charge à luy tout seul, tant de conduire, ordonner, mettre gens en oeuvre d'aler sur le Rosne, en Bourgneuf, plus aux Cordeliers, puis à l'ostel de la ville ; et tous les jours près de xxv personnes à respondre, de heure en heure ; "faittes cecy, faittes cela" ; puis paier, puis escripre, puis penser, et regarder se tout yroit bien, et de tout luy tout seul tenir compte.

Or, a tant le dit supplient continué et traveillé que la chose a esté exécutée et mise à fin deue, au moins mal qu'il a peu. Alors désirent tout l'honneur de la ville plus que le sien proffit – car, là où est volenté lucrative, désir d'honneur n'a lieu – mesmement, le jour de l'entrée, autant de paine eut quasy comme une âme dampnée, et plusieurs le virent ; puis, viij jours après la dicte entrée, n'a fait aultre chose de faire comptes, et tellement qu'il a fait plus de lxvj journées pour la dicte entrée.

Et maintenant, après qu'il a prou attendu, à grans paines on luy a ordonné pour sa paine, travail et totalle charge, autant ou moins que à ceulx qui besongnoient à journées. Et tout le monde crioit et disoit : « A, a ! Jehan de Paris sera riche à ceste fois !" »  (F. Rolle, art. cit., p. 85-92.)

Faut-il lire dans cette dernière phrase l’amorce du roman, voulu pour amuser le couple royal mais aussi une réplique à ces propos publics entendus, empreinte à la fois d’humour et d’ironie, où Jehan de Paris serait réellement riche et puissant à l’égal du roi, qui, sans doute, s’en est amusé volontiers à la lecture ? Jean Perréal, à la fois chien et fou du roi ?

Après l’entrée d’Anne de Bretagne à Lyon, Perréal rend compte (seize feuillets écrits de sa main) des dépenses qu’il a effectuées. Au verso du dernier feuillet, il a dessiné à la plume une jambe de cavalier chaussée de sa botte portant éperon et engagée dans un étrier muni de son étrivière. Le compte de l’écurie royale pour décembre 1495 paie au sellier du roi le harnachement complet de cuir noir et fer noirci pour la « hacquenée grise que chevauche Jehan de Paris, painctre dudit seigneur » (BnF., ms. fr. 2927). Bonheur et fierté du tout nouveau peintre ordinaire et valet de chambre de Charles VIII, qui aurait perduré tout au long de sa vie !

 

 

 

« Le compte de Jehan de Paris touchant les faintes de l'entrée de la royne. S'ensuit ci que moy Jehan de Paris ay desbourcé, et la despence que j'ay faite pour l'entrée de la royne. Et l'argent que moy Jehan de Paris ay reçeu des trésoriers. » Le mot « botte » y revient cinq fois (d’ambres, de fil de polmart, de fil d’arbalestre). 

Illustration dans René de Maulde la Claviere, Jean Perréal dit Jean de Paris, peintre de Charles VIII, de Louis XII et de François Ier, Leroux, 1896 p. 40-41.

 

 5- Jehan de Paris

 

Dès la première phrase, nous savons que le héros de ce « noble et tresexcellent romant » est « Jehan de Paris, roy de France ». Une question se pose : un roman écrit par un auteur nommé Jehan de Paris, ou bien un roman contant les aventures du roi Jehan de Paris ?

Les qualités royale sont précisées plus avant : « Le page vit venir de loing Jehan de Paris ; si appella la pucelle en disant : ― Or sus, ma damoiselle, je me vois acquiter envers vous, car je vous monstreray le plus bel crestien, le plus noble, et le plus gracieux que vous veistes oncques, c'est Jehan de Paris, mon maistre. »

Le terme de « romant » indique que l’auteur se projette dans une fable de son invention où Jehan de Paris est devenu roi à la mort de son père. Il est le fils (légitime) d’un père réal.

Notre Jehan de Paris, plongé dans cet univers franco-espagnol, jouant (inconsciemment ?) à être fils de roi, ne peut-il pas décider de sa forger un surnom en mêlant deux termes espagnols (perro real) ou un terme espagnol (perro) et un terme français (real) ?

 

5.1- « Prince de sang » ?

L’auteur (qui écrit « je ») donne-t-il son origine sociale vraie quand le nouveau roi veut voyager incognito :

« Si deffendit incontinant a ses gens qu’ilz ne dissent a personne qu’il estoit, si non qu’il avoit nom Jehan de Paris, et qu’il estoit filz d’ung riche bourgeois dudict lieu qui luy avoit laissé moult grande richesse et grans biens après son decex. » (p. 27)

« je suis filz d’ung moult riche bourgeois de Paris que trespassa il y a longtemps, et me laissa moult de biens. Si m’en vois en despendre une partie et puis j'en amasseray de l’aultre. » (p. 32)

« ― Et qui est ce Jehan de Paris ? dit le roy d’Arragon. ― Sire, dit il, c’est le filz d’ung bourgeois de Paris, qui maine le plus beau et haultain train que oncques homme mena, pour tant de gens qu’il maine. » (p. 46)

« Alors qu’il eut fini le parlement avecq le roy d'Espaigne, rebrassa sa robbe, que dedans estoit d'ung velours bleu semé de fleurs de lis d’or. » (p. 84)

Comme les habits de Jehan de Paris cachent ceux du roi Jehan de France, le nom de Jehan de Paris cache-t-il son origine royale véritable, Jean Perreal étant alors le fils bâtard (comme on le dit d’un chien) du roi de France ou d’un prince de sang royal. Ainsi furent bâtards ou « fils naturels », nés au XVIe siècle : Jean d'Orléans, comte de Dunois (1403-1468), fils de Louis Ier d'Orléans, fils du roi Charles V, chef de la maison d'Orléans, branche cadette de la maison de Valois ; Jean de Bourbon (1413-1485) et Alexandre de Bourbon (mort en 1440), fils du duc Jean Ier de Bourbon ; Louis de Bourbon-Roussillon (1450-1487) et Renaud de Bourbon (+1482), fils du duc Charles Ier de Bourbon ; Jacques de Bourbon (1455-1524) et Louis de Bourbon (+1510) et Hector de Bourbon (+1502), fils de Jean II de Bourbon, comte de Vendôme (tous ces Bourbon sont descendant du roi Louis IX) ; Michel Bucy ou Bussy (v.1486-1511), fils de Louis XII.

 

5.2- Peintre

 

Les tapisseries tiennent une place importante dans le roman.

Si l’on suit mon hypothèse, Jean Perréal est le créateur de plusieurs tentures et tapisseries que je regroupe sous le titre « images du pouvoir » :

― la tenture de La Chasse à la licorne (The Cloisters de New York)

― la tenture de La Dame à la licorne (musée de Cluny de Paris)

― la tapisserie Persée (collection privée)

― la tapisserie Hercule et le lion de Némée (Musée des Arts Décoratifs de Paris)

― la tapisserie Pénélope, rescapée des Femmes illustres (ou vertueuses) (Museum of Fine Arts de Boston)

― la tapisserie Narcisse à la fontaine (Museum of Fine Arts de Boston)

« … la première salle, que moult estoit grande et toute tapissee, le dessus et les coustez, d’ung drap d’or de haulte lisse, a grantz personnages de la destruction de Troye, la plus riche besongne que l’on sceut veoir … » (p. 68)

« lequel nous a mené en une salle tapissee de la plus riche tapisserie que jamais nous vismes, car il n’y avoit guieres aultre chose que fil d’or et d’argent, la ou estoit pourtraicte la destruction de Troye en grantz personnages tous faiz de fin or et de soye … » (p. 70)  

 

 

Il s’agit d’une des tapisseries de la tenture nommée La Guerre de Troie, un ensemble de onze pièces qui, exposées côte à côte, auraient mesuré plus de cent mètres de long.

http://collections.vam.ac.uk/item/O86211/the-war-of-troy-tapestry-unknown/  

En 1491, après s’être emparé du château de Nantes dans la guerre qui oppose le duché de Bretagne au royaume de France, Charles VIII emporte une partie des tapisseries des ducs des Bretagne. Elle se trouve actuellement au Victoria and Albert Museum de Londres.

Un inventaire des tapisseries royales à Amboise établi en 1494 signale la présence d’une suite de cette tenture, « l’istoire de Troye, contenant unze grandes pièces » qui demeure dans les collections royales jusque sous Louis XIV. Charles VIII, en 1495 ou 1496, a payé 120 livres à son tapissier « pour avoir osté les armoiries de la Destruction de Troyes et remis et fait ung soleil en chacune piece » (un médaillon orné de son emblème : un soleil rayonnant portant un S gothique barré et la devise « Plus qu’autre » entouré d’une cordelière). Cette substitution décelée par Geneviève Souchal laisse à penser que Charles VIII n’est pas le premier possesseur de cette tenture aujourd’hui à Londres. Est-ce son père Louis XI ou un autre prince, Charles de France, frère cadet de Louis XI, ou encore Georges d’Amboise ? En 1501, la « fort grande » salle dite des États généraux du château de Blois « estoit tendue d’une tapisserie de la destruction de Troye », et « pareillement une chapelle qui estoit au bout de ladite salle. »

(G. Souchal, « Charles VIII et la tenture de la guerre de Troie », Tapisseries tournaisiennes de la Guerre de Troie, Bruxelles, 1972, p. 95-99.

Nicole Reynaud, « Un peintre français cartonnier de tapisseries au XVe siècle : Henri de Vulcop », Revue de l’art, n° 22, 1973, p. 13-15.)

 

5.3- Propos et dessins grivois 

 

Le roman est émaillé dans sa partie finale de propos quelque peu croustillants :

« ― Par ma foy, dit il, c’est chose bien aizee a savoir, car je croy bien que de maistre d’ostel, d’escuyers ne de secrétaires est elle bien fornye, mais voulentiers quant dames sont loin de leur pays, elles en désirent souvent avoir des nouvelles, et pource elle a bon besoing du bon chevaucheur. Quant ilz entendirent ces parolles, chascun se print moult fort a rire. ― Or, par Dieu, dit le roy d’Espaigne, sire, vous sçavez tresbien ce qu'il fault aux femmes, mais en voz motz il fault tous jours glozes. » (p. 81)

« ― Treshault et puissant seigneur, je veulx tenir de point en point, dit la pucelle, ce que mon pere vous a dit, car les premieres promesses doivent tenir. Si me tiendroye a bien heuree si j'avois ung de voz barons de vostre royaulme. ― Or me dictes donc lequel vous voulez, car veez en cy belle compaignie. Regardez dessoubz leurs robes, car chascun porte ses armes. Lors fit le roy Jehan rebrasser toutes les robes desdis barons, que moult beau veoir faisoit. » (p. 85)

« Si furent moult esbays de la veoir en si riche estat, si luy dit le roy de Navarre en riant : ― Comment, ma dame ma cosine, les fleurs de lis vous ont monteez dessus le corps ? ― Ouy, dit elle, beau cosin, mais encores en y a il beaucop plus par dedans, que jamais n’en sauldront. Quant le roy Jehan l’entendit, il en fut merveilleusement joyeux, si n’en fit nul semblant. » (p. 91)

Ces paroles très lestes du roman sont à mettre en relation avec certaines scènes tissées des deux tentures aux licornes.

 

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Dans La Chasse à la licorne, une scène de la tapisserie The unicorn at bay (ou La licorne se défend) montre une étrange Annonciation, particulièrement blasphématoire. Devant « l’archange » Gabriel qui sonne du cor (sur l’étui de son épée se lit l’expression AVE REGINA C[OELORUM]), un chasseur envisage d’enfoncer son épieu ferré dans le sexe de la licorne qui rue. L’expression de son visage et l’axe de son regard en disent long sur sa perversité.

 

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Dans La Dame à la licorne, la scène centrale de la tapisserie La Vue est, à mon avis, une évocation de la nuit de noces qui scelle le mariage de Mary Tudor, reine veuve de Louis XII, et de Charles Brandon, duc de Suffolk, à l’Hôtel de Cluny où Mary, reine blanche, a été recluse quarante jours. Le licorne, Charles Brandon, soulève de ses pattes antérieures la robe de Mary. Pour l’écrire plus crûment : il la trousse.

Dans le roman, cela s’écrit ainsi :

« Grant joye s'entrefirent les deux amans, et firent de beaux passetemps durant la nuyt, comme voz aultres, jeunes gens que bien aymez quelque belle jeune fille, quant la povez tenir entre voz bras : Dieu scet le plaisir et la joye que vous avez. Si l'engrossa celle nuyt le roy d'un beau filz, que despuis fut roy de France. » (p. 89)

Ces deux scènes mêlent des effets de vérité et des accents de facétie inattendus dans de telles œuvres à caractère religieux et/ou historique. C’est bien dans le Moyen Âge finissant (fabliaux aux traits mordants, dessins parfois scabreux dans les marges des manuscrits gothiques, charivaris et autres carnavals…) que Jean Perréal a puisé son style et son inspiration. Ce tissage de vérité et d’humour se retrouvera chez Rabelais. Perréal se départ peu de son humour, frisant parfois l’ironie, qui irrigue ses textes et ses œuvres tissées.

Bipolarité assumée par l’artiste. Il en est de sa vie comme de sa mort. Jean Perréal naît vers 1460 et meurt en 1529 selon Fortuné Rolle (art. cit., p. 141-142), ou en 1530 selon Maurice Roy.

(M. Roy, « Témoignage authentique sur la date de la mort de Jean Perréal (1530) », Bulletin de la Société des Antiquaires de France, 1909, p. 370 à 374 ; repris dansArtistes et monuments de la Renaissance en France, Champion, 1934, t. 2, p. 433-435.)

On pourrait harmoniser (provisoirement) les dates et Jean Perréal de Paris pourrait quitter ce monde à la fois dans l’été 1529 ancien style et dans l’été 1530 nouveau style. Don d’ubiquité qui semble avoir été toujours le sien : vivre à la Renaissance, c’était vivre un pied dans le style ancien et l’autre pied dans le style nouveau. Ses œuvres s’accordent à cet axiome.

En 2002, Roger Dubuis écrit : « dans son esprit même, l’œuvre est plus proche d’une opérette ou d’un opéra bouffe que d’un roman de chevalerie. »

(Roger Dubuis, Le Roman de Jehan de Paris, Champion, 2002, p. 17.)

Dans La Chasse à la licorne comme dans La Dame à la licorne, Perréal crée deux chefs-d’œuvre avec simplicité et emplois de sous-entendus subtils savamment orchestrés, sans avoir à user de l’exagération qui grossit le trait et force la note. L’art de Perréal mêle, facilement semble-t-il, thèmes profanes et sacrés. Les artistes côtoient le peuple et son langage vulgaire, sans apprêt, et fréquentent par leurs lectures les farces et les sotties, cette sorte de contre-culture populaire qui raillent les mœurs et les pouvoirs établis, dont ils peuvent avoir envie parfois d’emprunter la faconde, l’ironie, la facétie et la bouffonnerie. Le couplage « traitement de l’ornement » qui voyage de métaphore en métonymie et « sens du jeu » en écho aux grands rhétoriqueurs définit le style de Jean Perréal où se révèle son esprit créatif artistique et littéraire.

 

5.4- Dieu omniprésent

 

Malgré la scène blasphématoire de La Chasse, le dieu chrétien a une place prépondérante dans les œuvres, artistiques et littéraire, de Jean Perréal.

Le roman commence ici-bas sous Sa houlette :

« En l'honneur de Dieu nostre createur et redempteur, et de sa benoiste vierge mere, puissions nous faire et dire chose en cestuy transsitoire monde que a luy soit plaisante et a nous prouffitable. »

Et s’achève au paradis :

« Et au bout de neuf moys fit la royne ung beau filz, et au bout de cinq ans en fit ung aultre, lequel fut roy d'Espaigne après le decèz de son grant pere, et le premier fut roy de France après son pere, que longuement vesquit, et que tint son royaulme en bonne paix et union. Puis trespasserent de ce siecle pour aller en la gloire eternelle, ou je prie a Dieu qu'il nous doint grace que y puissions parvenir. Amen. »

Dieu revient plus d’une soixantaine de fois sous la plume de l’auteur afin qu’Il « donne grace ». Les rois français, le père comme le fils, quittent le roi espagnol en lui donnant des recommandations que l’ordo du sacre royal français précise : le roi s'engage par serment à protéger l'Église et défendre la sainte foi catholique, à faire régner la paix et la justice, à défendre le royaume et à faire preuve de miséricorde.

 

Les recommandations du père :

« seullement les entretenez en bonne paix et amour, et vous tenez sur voz gardes, et tenez bonne justice et craignez et aymez Dieu, et le servez, car tout bien vous en adviendra, et sans sa grace vous ne pouvez nul bien avoir. Je vous recommande aussi l'estat de l'esglise et les pouvres, et gardez bien qu'ilz ne soient opprimez. » (p. 15)

Les recommandations du fils

« Je vous prie que traictez bien vostre peuple, et le plus que pourrez le gardez de oppresser, et ilz prieront Dieu pour vous. » (p. 92)

Jean Perréal apparaît comme un chrétien de bon aloi que le mouvement de transformation du christianisme semble ne pas avoir trop bouleversé :

« … pour ce que nostre pouvre fragilité est tantost lassee et fatiguee a lire ou escouter choses salutaires et qu'ilz nous doivent conduire a la eternelle felicité et remonstrance de noz pechez et meffaiz, et tantost facillement s'encline a vices et pechez et que grant mal est aujourd'uy pour ce que chascun entend de legier en railleries dissolues et diffamations, dont grans maulx en viennent, et pour eviter oysiveté qui est seur de pechié… »

Deux de ses œuvres tissées abritent la divinité : La Chasse à la licorne est, entre autres, une évocation de la Passion christique traitée avec beaucoup de réalisme et de fidélité aux Évangiles, où la licorne par deux fois accomplit un geste divin de création ; et je crois discerner l’œil de l’Omnivoyant dans l’anamorphose du triangle sommital de la tente de la Dame à la licorne.

Ses œuvres littéraires font de même : La Complainte de la Nature à l'alchimiste errant invite au respect de la Nature que Dieu a créée et à l’impossibilité de l’imiter par la voie alchimique opérative ; son Épître à Jacques le Lieur l’invoque pour parler des diverses formes de l’amour  : « … le bon et seur demour / Qu’on doit nommer la grande et vraye amour : / C’est l’amour grant qui est parfaicte en somme ; / C’est l’amour grant de Jesus Crist a l’homme […] Fault aymer Dieu et l’amy jusqu’au bout. ».

Jean Perréal est préoccupé par la trinité (avec et sans majuscule) ; il s’en fait un insigne. Non seulement notre artiste se crée un nom (Perreal), des signatures-images (le chien, le P barré), mais il dessine son seing comme un emblème héraldique : trois anneaux enlacés.

 

Signature de Jehan de Paris – 1490

 

Les anneaux de reprennent exactement le symbole de la Trinité chrétienne d'un manuscrit français de la fin du XIIIe siècle, qui contenait quatre schémas, trouvé à Chartres (détruit dans un incendie en 1944), mais en le permutant horizontalement.

(cf. Adolphe Napoléon Didron, Iconographie chrétienne. Histoire de Dieu, 1843, p. 544-546.)

 

  

 

Trois en un : « cette allusion si chrétienne à la Trinité étonne un peu, mais elle tombe juste. Un fils ne prend-il pas son nom à un père vivant, ainsi réduit à son Esprit ? (… au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, comme le dit la liturgie). » On pourrait dire qu’il s’agit d’un nouage symbolique, imaginaire, réel.

(Gérard Pommier, Le nom propre. Fonctions logiques et inconscientes, Puf, 2013, p. 8.)

 

 

Toutes ces raisons, et quelques autres de moindre importance, me convient à croire que Jean Perréal, à l’époque où il ne se nommait encore que Jehan de Paris, est l’auteur du « noble et tresexcellent romant nommé Jehan de Paris, roy de France », « pour seullement faire passer le temps aux lisans qu'ilz vouldront prendre la peine de le lire. »