Jean Perréal, chrétien
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Jean Perréal croyait en Dieu, le dieu chrétien. Il a écrit cette foi en prose et en vers, l’a dessinée, peinte, fait tisser. C’est donc cette foi qu’il faut cerner et analyser « les structures anthropologiques de l'imaginaire » en exposant les mythes, les légendes, les dogmes que véhiculent les textes sacrés et toute œuvre qui s’inscrivent dans ce credo. Même si l’on est athée et que l’on doute de l’existence réelle d’un personnage nommé Jésus.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Qu%C3%AAte_du_J%C3%A9sus_historique
La présence du religieux est permanentedans la vie quotidienne des femmes et des hommes de ce temps. Comme chacune et chacun, Jean Perréal est de son temps, c’est-à-dire de tous les temps antérieurs qui ne s’épuisent jamais tout à fait.
« Il ne faut pas dire que la Renaissance rompt avec le Moyen Âge. C’est à certains égards un Moyen Âge tardif » souligne Henri Focillon. Pour Jean-Marie Le Gall, « La Renaissance s’inscrit dans la continuité d’un riche héritage médiéval fait de dynamiques et de structures, mais elle existe aussi dans les ruptures temporelles qu’elle institue avec lui. »
(J.-M. Le Gall, Défense et illustration de la Renaissance, PUF, 2018, p. 361)
Les tentures que j’attribue à Jean Perréal se situent dans le flot ininterrompu des changements artistiques. Dans son chapitre Les trois âges du regard, Régis Debray définit dans le temps trois médiasphères : la logosphère ou l’ère des idoles, stimulée par l’invention de l’écriture ; la graphosphère ou l’ère de l’art, née avec l’imprimerie ; et la vidéosphère ou l’ère du visuel, qui s’enracine avec la démocratisation de l’audiovisuel.
Ces ères se substituent alors à « l’articulation de l’histoire-durée en périodes convenues (Antiquité, Moyen Âge, Temps modernes) » et « chacune de ces ères dessine un milieu de vie et de pensée, aux étroites connexions internes, un écosystème de la vision et donc un certain horizon d’attente du regard (qui n’attend pas la même chose d’un Pantocrator, d’un autoportrait et d’un clip). Nous savons déjà qu’aucune médiasphère ne chasse l’autre et comment elles se superposent et s’imbriquent l’une sur l’autre […] Sans quoi elles ne pourraient s’enchaîner, chacune étant en germe dans son aînée. »
(R. Debray, Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident, Gallimard, 1992, chp. VIII, p. 283-328)
Relevons quelques remarques dans l’analyse de Régis Debray. « Abréviation de l’idéal temporel : l’idole est l’image d’un temps immobile, syncope d’éternité, coupe verticale dans l’infini figé du divin. L’art est lent, mais montre déjà des figures en mouvement. Notre visuel est en rotation constante, rythme pur, hanté par la vitesse. » L’idolâtrie « a une peinture "à message" (au sens le plus physique du terme » ; l’art, « une peinture "à mythes" (ensemble limité de récits collectifs) » ; le visuel « une peinture "à code" prenant pour matière première les débris des mythes antérieurs. » Soit théocratie, androcratie et technocratie. « L’idole est solennelle, l’art sérieux, le visuel ironique. » Le but de chaque médiasphère : « La première vise à refléter l’éternité, la seconde à gagner l’immortalité, la troisième à faire événement. »
Régis Debray conclut : « Ainsi, l’image artificielle, dans le cerveau occidental, serait passée par trois modes d’existence différents : la présence (« le saint présent en effigie ») ; la représentation ; la simulation (au sens scientifique du terme). La figure perçue exerçant sa fonction d’intermédiaire avec trois englobants successifs : le surnaturel, la nature, le virtuel. Suggérant trois postures affectives : l’Idole appelle la crainte ; l’Art, l’amour ; le Visuel, l’intérêt. »
Quant à l’artiste : « L’art est bien un produit de la liberté humaine. » « L’artiste, c’est l’artisan qui dit "moi je". […] Voici comment je vois le monde. » « Au début de l’ère 1, il n’y a qu’un artiste, qui est Dieu. À la fin de l’ère 2, il n’y aura plus qu’un dieu, l’Artiste. » L’artiste devient un créateur dont le travail, sa création personnelle, perd la dimension « magique », religieuse. « L’"art" assure la transition du théologique à l’historique ou, si l’on préfère, du divin à l’humain comme centre de référence. »
La Chasse à la licorne et La Dame à la licorne de Jean Perréal (auxquelles on peut adjoindre les autres tapisseries que je lui attribue, les deux textes rimés : la Complainte de Nature à l’alchimiste errant et sa miniature, et l’Épître à Jacques Le Lieur) qui appartiennent à l’ère 2, grappillent bien des éléments à l’ère 1 en tissant des liens intimes entre logosphère et graphosphère. Présence du surnaturel avec Dieu, et du réel avec la nature ; d’une image qui capture (le Christ dit « je vous sauve ») dans un but de protection et l’attente du salut, et l’image qui captive (Mary dit « je vous plais ») dans un but de délectation et l’attente de prestige pour l’artiste et son commanditaire ; d’une espérance de l’éternité et d’un désir d’immortalité ; d’un continent d’origine et d’une ville-pont (Asie/Byzance, Europe/Florence).
(R. Debray, Vie et mort de l’image. Tableau panoramique, p. 292-293)
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Ses lettres
Jean Perréal à Marguerite d'Autriche, de Blois, le 20 juillet 1512 :
« Et suis marri que n'ay fait mon veu à N. D. de Haux piessa, et vous eusse veue comme j'avoye désiré. Ores le temps est trop divers, dont trop desplaist a tous ceux qui paix ayment, dont vous estes celle qui bien la commensates. » (allusion au traité de Cambrai de décembre 1508)
« Madame, je prie au benoist Filz de Dieu qu'il vous doint le comble de voz nobles désirs, et aux crestiens paix. »
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La Chasse à la licorne
La tenture La Chasse à la licorne narre la Passion du Christ, dans un récit qui suit de très près les Évangiles et la Genèse.
La licorne représente le Christ dans toutes les tapisseries de La Chasse. Elle représente aussi Dieu dans les deux tapisseries où sa corne touche quelque chose : l’eau de la source pour la Genèse (le passage du Chaos au Cosmos) et un chien pour la création d’Ève.


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La Dame à la licorne
Si pour moi la tenture de La Dame à la licorne est d’inspiration essentiellement profane dans l’exposition de sept moments importants dans la part française de la vie de Mary Tudor, reine de France, j’y ai découvert la présence du dieu chrétien au sommet de la tente.

Jean Perréal me paraît être ici le créateur du symbole de la Trinité chrétienne qui enferme en un triangle l’œil divin.
Quelques années plus tard, en 1525, Jacopo da Pontormo reprendra ce triangle œillé dans son Repas à Emmaüs.


Le roi étant le représentant de Dieu dans son royaume, le placement de cet œil royal dans le triangle sommital de la tente par Perréal devient très vite le symbole de Dieu comme en témoigne le tableau de Jacopo da Pontormo, Repas à Emmaüs de1525 des Offices de Florence, retouché probablement vers 1582 par Jacopo da Empoli en dissimulant la tête à trois visages peinte ultérieurement vers le milieu du XVIe siècle par l’occhio divino(l'œil trinitaire, allusion à la Trinité et référence à la nature divine du Christ ressuscité) pour ramener la peinture dans les canons iconographiques de la Contre-Réforme.
Les cinq sens qui détiennent les clés des cinq portes du corps humain que sont, dans l’ordre des tapisseries selon mon interprétation, la bouche, les oreilles, les yeux, les narines et la peau (dont le sexe) et qui nous font entrer dans la connaissance du monde et de sa jouissance, n’ouvrent pas ici les portes du péché et ne ferment pas à l’âme les portes du salut et du Ciel car il n’y a aucun renoncement de caractère quasi religieux dans la tapisserie de la tente qui est, dès la création de la tenture, l’exposition du sens du toucher. Nous verrons que Dieu, omniprésent dit-on, n’est pas là où certaines et certains croient l’apercevoir.
La présence de Mary en France est considérée comme un « don de Dieu ». Les poètes célèbrent ce mariage en insistant sur l’identité Mary/Marie et suggèrent ainsi qu’elle apporte la paix au monde entier en mettant fin à la guerre entre la France et l’Angleterre. Comme le Fils de la Vierge a apporté un message de paix en tant que Prince de la Paix, le fils de Mary pourrait faire de même.
Dans l’ultime tapisserie des Cinq Sens, Perréal réunit le désir, la scène primitive, la devise de Mary, Dieu et la Trinité.
En se concentrant sur son seul désir, Mary saura transformer cette double souffrance en résultat positif pour sa propre survie. Loin de se détruire (sa menace d’enfermement dans un couvent), elle réussira à se re-créer une identité en épousant Charles Brandon et en obligeant son frère à leur pardonner cette trahison. Comme le roi Lear à la fin de la pièce, la reine Mary achève sa transformation en une jeune femme noble et héroïque. Je veux voir cette nouvelle femme dans la dernière tapisserie du Toucher/La Tente qui énonce ce qui pourrait être sa seconde devise : Mon seul désir, au côté de sa devise connue : La voullente de Dieu me suffet – La volonté de Dieu me suffit.
L'œil royal de la tente rappelle que « toute puissance souveraine est triple puissance : sacerdotale et magique [Louis XII roi-prêtre, lieutenant de Dieu, guérit les écrouelles] d'une part, juridique [la loi salique : Mary doit s'effacer] de l'autre et enfin militaire [la tente à l'aspect militaire, le coffret métallique]. »
(Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, p. 155)
Présence de Louis XII, attendue pour l’époque au ciel, sous forme de l'œil aérien dominateur que je suis le premier à avoir remarqué et interprété. Œil (divin) qui touche la couronne (royale) comme pour la bénir, la consacrer. Goutte d’huile, de saint chrême, tombée du Ciel pour une onction sacramentelle.
Cet œil placé au sommet triangulaire de la tente, à qui appartient-il ? Qui nous regarde, au zénith de la tente, à l'acmé du seul désir ? Le triangle représente, déjà à cette époque, le dieu chrétien. Jean Perréal lui adjoint, incognito, l’œil vincinien. Le roi Louis XII, lieutenant de ce dieu (que peut rappeler par sa forme le bijou que Mary porte sur sa poitrine), son tenant lieu dans le royaume, est donc présent dans cette tapisserie. Cet œil royal, de l’au-delà paradisiaque où celles et ceux qui croient en Dieu pensent son âme parvenue, assiste-t-il, ombre anonyme, à l'enfantement de son désir-délire ?
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Hypothèse (qui deviendra Conclusion)
Le Toucher-La Tente est à mes yeux la tapisserie qui condense l’essentiel du « message » de l’artiste (en dehors du commanditaire) par l’intermédiaire de trois éléments fondamentaux pour lui :
― l’œil (soit la divinité en son triangle)
― le P barré (soit Perreal, son nom, sa signature)
― le coït (la scène primitive, d’où viens-je ?)
Soit le Sujet sous le regard de Dieu et de l’Inconscient. C’est-à-dire : la seconde topique de Freud : Surmoi – Moi – Ça.
(Les trois termes Es, Ich et Über-Ich sont introduits en 1923 dans Das Ich und das Es (Le moi et le ça). Cf.Jean Laplanche et Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Daniel Lagache (dir.), PUF, 7e éd., 1981 [en ligne].)
« Le bon Dieu niche dans les détails », cette maxime est prêtée à Thomas d’Aquin, à Gustave Flaubert, à l’historien de l’art Aby Warburg(Der liebe Gott steckt im Detail) ; Friedrich Nietzsche, dans Zarathoustra, lui préfère le diable : « Der Teufel steckt im Detail – Le diable se cache dans les détails ». Au sommet de la tente, le « bon Dieu » de la peinture dissimule son incarnation dans le détail d’un œil anamorphosé.
La présence de la divinité au sommet de la tente de La Dame à la licorne donnerait une suite à La Chasse à la licorne et placerait ces deux tentures nées des dessins de Jean Perréal sous le signe de la célébration de la monarchie française confiée à la bienveillance du dieu chrétien depuis le baptême de Clovis.
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La Complainte de Nature à l’alchimiste errant
Longtemps La Complainte a été attribuée à Jean de Meung et il faut reconnaître que le Roman de la Rose est une des principales sources de Jean Perréal. Mais c'est sur une condamnation sans appel qu'est tissé le discours de Nature à l'encontre de l'alchimie opérative. Jean Perréal accorde ses faveurs à une alchimie spéculative où la quête de soi doit être le but primordial de tout Philosophe. Le texte de La Complainte est un entrelacs des affirmations de la littérature alchimique et de leur réfutation par Nature : de manière répétitive sont exposées les modes de fabrication des spagyristes et des souffleurs, leurs espérances, leur désespoir… et les lois divines de la Création par Nature.
(Spagyrie : néologisme créé par Paracelse (du grec spao, « séparer, extraire », et ageiro, « réunir »), pour désigner, dans sa pratique thérapeutique de l’alchimie, l'art de « séparer le pur de l'impur » d’un corps (« De l'unité, tirez le nombre ternaire et ramenez le ternaire à l'unité ») afin de réaliser une quintessence et retrouver l’énergie vitale originelle. Le spagyriste est donc le philosophe de la nature.)
S'il désire créer lui-même, à l'image de Dieu, le Philosophe, comme tout homme, doit suivre benoîtement les lois de Dieu et de Nature que Jean Perréal, espiègle, précise aux vers 729-736 :
Brief, le tout d'un seul vif argent,
Masculin soulphre tres-agent,
Fais un seul vaisseau maternel
Dont le ventre en est le fournel.
Vray est que l'homme par son art
M'ayde fort, quand en chaleur ard,
En insufant en la matrice
la matiere qui est propice.
C'est en cet acte que réside pour une part la véritable œuvre alchimique : l'œuvre de procréation d'un enfant est pour la mère et le père le Grand Œuvre que Dieu leur commande d'accomplir. Les paroles ultimes de Nature (vers 973-990) chantent avec un fin sourire l'amour physique parental dans un vocabulaire technique alchimique.
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Épître à Jacques Le Lieur
Épître de 170 décasyllabes en réponse à l'humaniste rouennais Jacques Le Lieur vers 1527-1528, soit environ deux ans avant sa disparition.
Dans son épître, Jean Perréal, à la demande de « vray amour » et de « vraye amytié » (Deliberay que seroys serviteur / De Dyana prisée) que Le Lieur lui réclame après la mort en 1525 de son père spirituel, Guillaume Dubois, dit Cretin, répond qu’il existe « trois manières d'amours ».
Il rejette la première qui est « lascive », « aimable » et « par plaisir excessive », et la seconde qui « est fictive en faulx semblant » et il ne retient que la « tierce » « Qu'on doit nommer la grande et vraye amour ».
Mais la tierce est le bon et seur demour
Qu'on doit nommer la grande et vraye amour :
C'est l’amour grant qui est parfaicte en somme ;
C'est l'amour grant de Jesus Crist a l'homme ;
C'est l'amour grant qu'on doit bien estimer ;
C'est l'amour grant dont l'amy doit aymer ;
Or c'est l'amour que tu vers moy entends ;
De celle mesme envers toy je prétends,
Pour fruict avoir chacun de nous sa part,
Car vraye amour jamais ne se départ
Jusque a la mort : vray est, mais, après tout,
Fault aymer Dieu et l'amy jusqu'au bout.
De telle amour, amy, te veulx aymer,
Si que le fruict d'aymer ne treuve amer.
Pour fin, te rends graces de ton beau don ,
Et te requiers de mes faultes pardon,
En priant Dieu que tu aye o ly heur,
Mon bon seigneur, et grant amy Lieur.
Épître à Jacques Le Lieur dans Émile Picot, Notice sur Jacques Le Lieur, échevin de Rouen, et ses « Heures » manuscrites, Rouen, Lainé, 1913, p. 50. Jacques Le Lieur (vers 1475-vers 1550), seigneur de Brasmetot de Sidetot et du Bosc-Bénard-Commin, poète confirmé, notaire et secrétaire du roi dès 1503, quatre fois échevin de Rouen de 1517 à 1541.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k718701.image
Quelques années auparavant, dans sa Plainte « sur le trespas du saige et vertueux chevallier » Guillaume de Byssipat en 1512, Guillaume Cretin somme Jean Perréal et quelques autres poètes de le soutenir moralement : « Secourez moy, Bigue et Villebresme, / Jehan de Paris, Marot et de la Vigne, / Je ne puys plus a peine escrire ligne. » (vers 548-550).
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Un christianisme réformateur ?
Cette scène de La Chasse se lit habituellement au premier degré : la licorne se défend en blessant un chien avec sa corne et en ruant pour se protéger du chasseur qui veut la blesser de sa pique.



Faut-il oser une lecture plus licencieuse ? Une Annonciation très distanciée : le geste d'un chasseur (Éros possédant la flèche acérée de l’amour) semble vouloir donner la version humaine de l'accouplement et de la conception alors que la croyance en une conception naturelle de Jésus est peut-être encore une hérésie. À son côté se trouve l’archange Gabriel : le fourreau de son épée porte la formule "Ave Regina", pour "Ave Regina cœlorum ; Salut, reine des cieux." Et, à l’extrémité du sabot gauche postérieur, telle une étincelle de vie, cette fleur-feuilles portant un fruit en son centre…
Même si parfois il pouvait s’offrir quelque distance avec les dogmes de son Église, ses doutes (si doutes il y avait) ne portaient pas sur la croyance en Dieu que ses écrits convoquent très souvent, mais sur la croyance dans ceux qui défendaient la croyance en Dieu.


Les artistes côtoient le peuple et son langage vulgaire, sans apprêt, et fréquentent par leurs lectures les farces et les sotties, cette sorte de contre-culture populaire qui raillent les mœurs et les pouvoirs établis, dont ils peuvent avoir envie parfois d’emprunter la faconde, l’ironie, la facétie et la bouffonnerie.
Semblable irrévérence envers Dieu de la part de Michel-Ange au Ciel de la Chapelle Sixtine quand il expose le postérieur divin sous les plis de son vêtement dans la création du soleil, de la lune et des plantes ?
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Les Ambassadeurs de Hans Holbein le Jeune

Hans Holbein le Jeune, Les Ambassadeurs
huile sur bois de chêne, 207 × 209,5 cm
Londres, National Gallery
Le tableau Les Ambassadeurs de Hans Holbein le Jeune représente la rencontre à Londres en 1533 de deux diplomates français peints grandeur nature. Jean de Dinteville, 29 ans, à gauche, image du pouvoir politique, arbore la médaille de l’ordre de Saint-Michel. Georges de Selve, 25 ans, évêque de Lavaur, à droite, image du pouvoir religieux, est venu rendre visite à Dinteville au moment de Pâques.
Georges de Selve, parfois soupçonné de sympathies protestantes pour avoir retenu plusieurs idées de Martin Luther, appartient à un groupe de prélats réformistes gallicans engagés dans les réformes et proches de François Ier ou de sa sœur Marguerite de Navarre. Refusant de rompre avec Rome, il a essayé de réconcilier les chrétiens au sein de l’Église.
Jean de Dinteville, seigneur de Polisy, bailli de Troyes, est en mission diplomatique de médiation entre Henry VIII et le pape au sujet de son mariage avec Anne Boleyn. Il est membre d’une famille de réformateurs modérés mais engagés. Protecteur de Jacques Lefèvre d’Étaples, il le recommande comme précepteur de Charles, troisième fils de François Ier. Anne Boleyn l’a probablement rencontré en 1531 sinon plus tôt et partage son évangélisme.
Je soumets l’hypothèse suivante :
L’exécution d’Anne Boleyn le 19 mai 1536 a-t-elle « obligé » Hans Holbein le jeune (en accord avec Dinteville ?) à « faire tomber » aux pieds des ambassadeurs sa tête décapitée dans une représentation esthétique la seule recevable ici, une anamorphose, aux couleurs de l’évanescence fantomatique dans la mort ? Se situant exactement sur la ligne médiane, l’anamorphose paraît être désormais la « personne » la plus importante du tableau.
Cette anamorphose d’un crâne qui dissimule partiellement la marqueterie de marbre de l'abbaye de Westminster, partie la plus décorative du tableau, n’a-t-elle pas pu être ajoutée au premier plan après la décapitation d’Anne Boleyn, en signe de mémoire douloureuse de la part de ceux qui avaient pris son parti ?
Anne Boleyn, tout à son bonheur après son sacre, a pu commander le tableau à Holbein pour l’offrir à Dinteville en remerciement de son aide.
Est-on certain que le tableau quitte l’Angleterre dans les bagages de Jean de Dinteville en novembre 1533 pour gagner le château de Polisy, demeure familiale des Dinteville, près de Troyes ?
Cette anamorphose me paraît être la troisième après celles de Léonard de Vinci (1485 - Codex Atlanticus, fol. 35v) et de Jean Perréal (Le Toucher-La Tente).
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