![]()
« … je vous demande de l’argent pour vous acheter de belles tapisseries apportées, dit-on, par Zizim à Bourganeuf et transportées à Boussac on ne sait comment. »
Prosper Mérimée
Achevons notre périple perréalien par cette dernière lettre de notre alphabet qui commence le nom de ce prince turc en exil comme ce dernier est le premier à apparaître dans l’histoire de La Dame à la licorne.

Le prince turc Djem (en turc : Cem, francisé en Zizim ; né le 22 décembre 1459 à Edirne et mort le 24 février 1495 à Naples) est le fils du sultan ottoman Mehmed II.
Après une courte guerre de succession contre son frère Bayezid II qui tourne en son désavantage, il se réfugie en 1483 dans l’île de Rhodes, auprès des Hospitaliers de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem.

Arrivée du prince Djem à Rhodes
Maître du Cardinal de Bourbon, vers 1483-1484
BNF Lat6067 f.175
https://fr.wikipedia.org/wiki/L%C3%A9a_V%C3%A9drine
![]()
Zizim, un prince d’Orient en Creuse
D’octobre 1482 à 1486, Djem, accompagné d'une suite composée de trente compagnons et d'une vingtaine d'esclaves turcs, est déplacé en France de forteresse en forteresse, pour prévenir toute évasion et le protéger des tentatives d'enlèvement ou d'assassinat par les hommes de son frère Bayezid. Il finira son périple à Bourganeuf, dans la grosse tour de six étages bâtie à son intention. On y accède par une galerie à 10 mètres du sol, au départ d'une tour voisine située dans l'enceinte de la commanderie. Djem habite l'ensemble du quatrième étage et sa suite l'étage inférieur.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Zizim

fol. 138r.

Zizim devenu chrétien ?, fol. 144r
Cf. aussi 149r - 156 v - 161r – 169r – 175r – 178v – 186v – 193r – 217r
Guillaume Caoursin, Gestorum Rhodie obsidionis commentarii, Oratio de morte magni Turci, De casu regis Zizimi, vers 1483, BnF, Latin 6067.
https://archivesetmanuscrits.bnf.fr/ark:/12148/cc650948
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10535160j

![]()
« Histoire journalière de ce qui se passa, soubs la conduite de Fr. Pierre d'Aubusson, grand-maistre de Roddes, au siège de la ville de Roddes, faict par Mahomet II, empereur des Turcs, en l'année 1480. » 1401-1500, BnF.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b100342015/f1.item

La Tour Zizim à Bourganeuf

La proximité de Bourganeuf et des centres creusois de tissage comme Aubusson et Felletin avec Boussac ajouté à la présence dans les tapisseries de La Dame de quelques éléments « turcs » ont facilité l’apparition d’une légende qui l’associe à Djem-Zizim.

![]()
La Dame dans les rets d'une légende tenace
Joseph Joullietton paraît être le premier à signaler en 1815 la présence des tapisseries de La Dame à la licorne au château de Boussac et être à l’origine de la légende qui voulait (et veut toujours pour certains) que le prince Djem, dit Zizim (1459-1495), en ait la « paternité », sans écrire toutefois que le prince Djem les ait fait tisser pendant sa captivité ou qu’il les ait apportées de Turquie :
Histoire de la Marche et du Pays de Combraille, vol. 2.
6e sous-préfet de Boussac, du 11 décembre 1825 au 25 janvier 1829. Gaston Feydeau lui succède.
« Au rez-de-chaussée est une très grande salle, avec deux cheminées, dite salle des Gardes ; à droite et à gauche, sont deux superbes escaliers, qui communiquent à des galeries, dont il n’existe plus que quelques restes ; un troisième escalier, au milieu, aboutit à la salle de réception, où l’on remarque d’anciennes tapisseries turques, qui meublèrent les appartements de l’infortuné Zizim, dans la tour de Bourganeuf. »
![]()

portrait de George Sand
par Charles Louis Gratia, vers 1835
Quant à George Sand, que beaucoup donnent encore pour la créatrice de cette légende, elle n’a fait que reprendre les élucubrations précédentes dans son roman de 1844, Jeanne :
« La plus belle décoration de ce salon était sans contredit ces curieuses tapisseries énigmatiques que l’on voit encore aujourd’hui dans le château de Boussac, et que l’on suppose avoir été apportées d’Orient par Zizime et avoir décoré la tour de Bourganeuf durant sa longue captivité. Je les crois d’Aubusson, et j’ai toute une histoire là-dessus qui trouvera sa place ailleurs. Il est à peu près certain qu’elles ont charmé les ennuis de l’illustre infidèle dans sa prison, et qu’elles sont revenues à celui qui les avait fait faire ad hoc, Pierre d’Aubusson, seigneur de Boussac, grand-maître de Rhodes. Les costumes sont de la fin du XVe siècle. Ces tableaux ouvragés sont des chefs-d'œuvre, et, si je ne me trompe, une page historique fort curieuse. »
Dans son article de L’Illustrationdu 3 juillet 1847 accompagné de trois dessins de son fils Maurice, elle apporte quelques bémols non négligeables :
« Or, voici la tradition. Ces tapisseries viennent, on l’affirme, de la tour de Bourganeuf, où elles décoraient l’appartement du malheureux Zizim […]. Je ne demanderais, maintenant que je suis sur la trace de cette explication, qu’un quart d’heure d’examen nouveau desdites tentures pour trouver, dans le commentaire des détails que ma mémoire omet ou amplifie à son insu, une solution tout aussi absurde qu’on pourrait l’attendre d’un antiquaire de profession. Car, après tout, le croissant n’a rien d’essentiellement turc, et on le trouve sur les écussons d’une foule de familles nobles en France. »
Et dans le Journal d’un voyageur pendant la guerre, elle écrira le dimanche 2 octobre 1870 :
« J’en profite pour regarder les trois panneaux de tapisserie du XVe siècle qui sont classés dans les monuments historiques. La tradition prétend qu’ils ont décoré la tour de Bourganeuf durant la captivité de Zizime. M. Adolphe Joanne croit qu’ils représentent des épisodes du roman de La Dame à la licorne. C’est probable, car la licorne est là, non passante ou rampante comme une pièce d’armoirie, mais donnant la réplique, presque la patte, à une femme mince, richement et bizarrement vêtue, qu’escorte une toute jeune fillette aussi plate et aussi mince que sa patronne. »
![]()

Prosper Mérimée en 1844
Prosper Mérimée, dans sa lettre du 18 juillet 1841 à Ludovic Vitet (président de la Commission des monuments historiques, créée à son initiative), rappelle la légende sans vraiment la considérer vraie :
« Il y a dans ces tapisseries quelque chose de singulier qui permet de croire […] qu’elles ont été faites pour le fils du Grand Turc. Toutes les six représentent une très belle femme […] richement habillée et d'une façon toute orientale. »
Et dans celle écrite à Charles Lenormant, archéologue, égyptologue et numismate, directeur du cabinet des médailles :
« … je vous demande de l’argent pour vous acheter de belles tapisseries apportées, dit-on, par Zizim à Bourganeuf et transportées à Boussac on ne sait comment. Rien de moins clair que leur origine, mais elles me semblent très curieuses et elles seront mangées des rats avant peu si on ne les ôte de l’infâme taudis qu’elles décorent. »
P. Mérimée, Correspondance générale, établie et annotée par Maurice Parturier, avec la collaboration de Pierre Josserand et Jean Mallion, tome 3 : 1841-1844, Le Divan, p. 93-95. Voir aussi : La naissance des Monuments historiques : la correspondance de Prosper Mérimée avec Ludovic Vitet (1840-1848), Éditions du CTHS, 1998, p. 278-279.
![]()
Le 07 juillet 1845, le conseil municipal de Boussac se réunit en séance extraordinaire pour examiner la suite à donner après la disparition de deux tapisseries que le sous-préfet Léon-Victor Mouzard-Sencier a découpées et emportées lors de son déménagement.
Sans en donner le nombre, Jean-François Bonnafoux, conservateur du musée de Guéret de 1838 à 1849 puis journaliste-écrivain, paraît leur restituer leur identité en les intégrant à La Dame à la licorne :
«Une partie des belles tapisseries du château de Boussac, qui ont servi à orner l'appartement de Zizim dans la tour de Bourganeuf, a failli passer entre les mains des infidèles. »
En 1850, Jean-François Bonnafoux note :
« Dans une pièce des appartements qui sont affectés au logement du sous-préfet, on montre aux visiteurs des tapisseries de haute lisse qui servirent à orner la prison dorée de l’infortuné Zizim, lorsqu’il habitait la tour de Bourganeuf.
La sultane favorite y est toujours représentée entourée des fleurs et des animaux qu’elle aime ; faisant de la musique, admirant des bijoux ou recevant l’hommage d’un étendard parsemé de croissants, jusque sur la hampe ; mais il est facile de reconnaître que son cœur est loin d’être satisfait. »
(J-F. Bonnafoux, « Huit jours de vacances » dans Annuaire du département de la Creuse pour 1850, Guéret, Dugenest et Niveau, p. 238)
![]()
En 1853, Henri Aucapitaine précisera la légende en ses détails :
« Dans un des salons actuels du Sous-Préfet, on voit trois pans de tapisserie de haute lisse. Ces trois morceaux excitent dans le cœur un sentiment indéfinissable de pitié, quand on songe qu’elles furent exécutées au château de Bourganeuf (Creuse), sous la direction du malheureux prince oriental Zizim, qui, sous le froid et brumeux climat de la Marche, cherchait à s’entourer des souvenirs de ce chaud et voluptueux ciel d’Orient qui l’avait vu naître.
L’Almée du Sérail, la sultane favorite, y est toujours représentée, entourée de plantes et d’oiseaux orientaux, tantôt elle fait de la musique, elle admire des bijoux ou reçoit un étendard armorié à écusson semé de croissants. Au point de vue de l’histoire, et surtout du fini de l’exécution, ces tapisseries sont des plus remarquables.
Je ne comprends guères comment un historien du pays [Joullietton] a pu les regarder comme d’origine Turque, il n’en avait sans aucun doute jamais vus, elles ont été très probablement tissées à Aubusson ? et peuvent rivaliser avec les plus magnifiques produits des Gobelins. »
Henri Aucapitaine (Marie Jean Charles ; dit le Baron Aucapitaine), Notes Historiques sur la Ville, le Château de Boussac et la Famille de Brosses.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6521881g
https://www.persee.fr/doc/bec_0373-6237_1853_num_14_1_445163
![]()
En 1907, Henri de Lavillatte, dans Esquisses de Boussac (Creuse), évoquera encore longuement la légende Zizim, tout en éludant l’arrivée de La Dame à Boussac et la présence des armes Le Viste qu’il signale pourtant en citant des notes d’Edmond du Sommerard.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k164738z/f63.item.r=%22francois%20de%20rilhac%22
Selon les sources, le prince Zizim est passé à Lyon à deux reprises.
Une première fois, en 1483, il est conduit à Lyon où il aurait rencontré Louis XI avant d'être dirigé vers Saint-Jean-de-Maurienne (Ulysse Chevalier, Un Tournoi à Romans en 1484, Romans, Sibilat, 1888, p. 8). « On l'embarqua sur l'Isère, puis sur le Rhône jusqu'à Lyon, et on le conduisit de château en château jusque dans celui de Sassenage, en Dauphiné… » (William Duckett, Dictionnaire de la conversation et de la lecture, t. 52, Paris, Belin-Mandar, 1839, p. 478).
http://www.bibliotheque-dauphinoise.com/Zizimi.html
La seconde fois, le 5 décembre 1488, pour rejoindre le sud par le Rhône au cours de son voyage pour Rome.
Les deux fois, Jean Perréal semble être à Lyon et peut donc avoir rencontré Zizim et sa suite.
![]()
Deux portraits de Zizim ?



Pinturicchio (né Bernardino di Betto)
portrait probable du prince Djem, entre 1492 et 1494.
Dispute de Sainte Catherine, Salle des Saints
Appartements Borgia, Vatican
Il peut l'avoir revu en 1495, au cours de l'expédition qui marque le point de départ des guerres d'Italie, conduite en septembre 1494 par Charles VIII pour conquérir le royaume de Naples.
Les Français assiègent Rome en décembre 1494 ; Charles VIII se fait remettre Zizim par le nouveau pape Borgia, Alexandre VI. Le royaume de Naples est conquis sans difficulté en février 1495 et Charles VIII se fait couronner roi.
Zizim qui accompagne Charles VIII, meurt le 25 février 1495, à Capoue ou à Naples, pour certains, empoisonné, pour d'autres, de mort naturelle.
http://cjb-frachet.blogspot.com/2014/11/le-prince-zizim-en-limousin.html
![]()
Dans les années 1970, des immigrés turcs d’Anatolie sont venus s’établir à Bourganeuf pour exploiter la forêt creusoise, formant avec le temps une importante communauté dans le bourg.
« La communauté turque à Bourganeuf : une histoire de cinquante ans d'immigration » :
https://www.journal-ipns.org/component/tags/tag/zizim
![]()
Un roman

https://books.openedition.org/ifeagd/1217?lang=fr
Léa Védrine, de son nom de plume Georges Nigremont
Zizim, le prisonnier de la tour
La Farandole, 1959
illustrations de Max Brunel
■