D'autres "sixième sens"
1- La parole
Raymond Lulle (1232-1315) adopte la classification des tempéraments courante au Moyen Age qui remonte à Galien. Le corps humain est gouverné par quatre humeurs : la colère, la bile, le flegme et le sang et possède quatre facultés ou puissances : l’appétitive, la rétentrice, la digestive et l’expulsive. Mais Lulle ajoute aux cinq sens traditionnels un sixième sens qu’il nomme Affatus ou Effatus, commun aux animaux et aux humains. (Du latin classique affatus ou adfatus : participe passé de affari (= adfari) qui signifie « parler à » ou substantif signifiant « discours », « paroles ». Dans Gaffiot : adfabilis (adfari), à qui l'on peut parler, affable, accueillant.)
Il lui consacre un livre intitulé Affatus écrit en 1294 à Naples. Il tient beaucoup à cet opuscule car il le cite dans une dizaine de ses œuvres. La première phrase en est : « Deus, in virtue tuse sanctitatis incipimus investigare sextum sensum quem appellamus affatum. » (Dieu, en vertu de ta sainteté, je commence à étudier le sixième sens que j'appelle affatum.)
L’Affatus est « cette puissance grâce à laquelle l’animal manifeste par la voix sa conception à un autre animal. » Son organe est la langue ; il se manifeste par un mouvement qui, né dans les poumons, passe par la langue et le palais pour former la voix. « J’appelle ce nouveau sens Affatus car il permet d’exprimer la conception que se fait tout le corps animé et sensible, selon la raison et l’imagination de l’être humain, selon l’imagination seulement chez les animaux. Ce sixième sens, actif, est plus noble que l’ouïe, qui est passive. Et par référence à Dieu, l’Affatus surpasse en noblesse tous les autres sens car, grâce à lui, Dieu peut être nommé, alors qu’il ne peut être vu, ni entendu, ni senti, ni goûté, ni touché. »
Le psychologue Jules Jean Van Biervliet reprend cette affirmation : « Le sixième sens est véritablement le sens qui parle. » (« Le sixième sens », Revue des questions scientifiques, 57, Louvain, 1905, p. 384-409.)
Le psychanalyste Pierre Solié écrit : « La parole (le verbe) devient un « sixième sens » qui ouvre un champ conceptuel (des idées, y compris platoniciennes) à notre existence et à notre expérience sensible. » (« Du biologique à l’imaginal », Science et conscience, Les deux lectures de l’univers, ouvrage collectif, Paris, 1980, p. 247)
Sixième sens donc, l’affatus, qui désigne la parole, en tant que faculté corporelle de communiquer sa pensée et ses sentiments aux autres, sur cette tapisserie même que dominent la parole du commanditaire (A barré) et l’artiste (P barré).
Armand Llinarès, « Sensibilité et caractère selon Raymond Lulle », Les Études philosophiques, Nouvelle Série, 16e année, N° 3, Actes du XIe Congrès des Sociétés de Philosophie de Langue Française : La Nature Humaine (juillet – septembre 1961), Presses Universitaires de France, p. 297-301. (sur internet)
Pour Constantin Teleanu, « la puissance affative découverte par Lulle ne diffère pas de la puissance interprétative – potentia interpretativa – admise par Albert le Grand et Thomas d’Aquin après Aristote, bien que Lulle déclare qu’aucun des anciens – inclusivement Aristote – ne connaît la puissance affative. » (Art du signe. La réfutation des Averroïstes de Paris chez Raymond Lulle, thèse Sorbonne, 2011)
Constantin Teleanu, Magister Raymundus Lull. La propédeutique de l'Ars Raymundi dans les Facultés de Paris, Paris, éd. Schola Lvlliana, 2014.
Nicolas Krebs (1401-1464 ; nommé encore Nicolas de Cues, Nicolas de Cusa ou le Cusain en raison de son lieu de naissance, Cues sur la Moselle) reprend à Raymond Lulle l'idée du sixième sens (sensum sextum) pour nommer le langage humain lui-même.
2- Le sens interne,
le sentiment que l'on a de son propre corps
Le philosophe Michel Serres (Les Cinq Sens : Philosophie des corps mêlés - 1, Grasset, 1985) identifie un sixième sens, le sens interne, le sentiment que l'on a de son propre corps. « Une question intéressante se pose, concernant la sixième tapisserie, la seule portant un cartouche inscrit. Avons-nous cinq sens ou six ? ... Un sixième sens est nécessaire par lequel l'individu peut se retourner vers l'intérieur et le corps sur lui-même, un bon sens ou un sens interne. Une sixième île était nécessaire ... une tente représente cet intérieur ... » (p. 53), sens dont le rôle serait de percevoir l’intériorité cénesthésique des contours de l’intériorité du corps.
Pour Michel Serres, il est à chercher dans la tapisserie Mon seul désir où le cartonnier a pu le symboliser par la tente. Comment habitez-vous votre tente de peau ? Vous sentez-vous bien dans votre peau ? A l'intérieur de cette tente, nous avons le sentiment d'abord du toucher (qui est le sens prédominant car il concerne toute la peau ; dans chaque tapisserie, Mary, des deux mains, touche quelque chose) et ensuite du monde extérieur.
Dès qu'un organe est malade, on entend un appel venu de l'estomac, du genou… le corps crie et notre sixième sens perçoit ce cri de détresse.
Une tapisserie est une sorte de peau, un tissu vivant collé au mur. Sous notre peau, seraient visibles les terminaisons nerveuses, les vaisseaux sanguins… ; derrière la tapisserie, se voient les attaches, les nœuds, tout l'entrelacs des tissus.
Michel Serres voit dans cette tente dans laquelle Mary s’apprêterait à entrer une métaphore de l’enfermement du cogito et du langage. Evoquant l’inscription (lue incomplètement !), il écrit : « Depuis que cela est écrit, je désire… » (p. 57). Ce sixième sens devient aussi pour lui un lieu caché du désir que chacune et chacun tente de combler, en vain. C’est la loi du désir, du manque, que le langage essaie de cerner pour s’approprier son objet désiré, continûment en fuite, insaisissable.
Mais, malheureusement, Michel Serres reprend l’antienne erronée répétée à l’envi par les copieuses-colleuses et les copieurs-colleurs mal informés ou peu curieux, facilitant ainsi la fabrication d’une vérité révélée que des générations vont se contenter de reproduire.
Il classe nos sens dans l'ordre suivant : le toucher - l'ouïe - le goût - l'odorat - la vue - le 6e sens.
Paul Valéry, répond en écho dans L'Idée fixe (1931) : " Ce qu'il y a de plus profond en l'homme, c'est la peau en tant qu'il se connaît. […] Et puis moelle, cerveau, tout ce qu'il faut pour sentir, pâtir, penser… être profond, ce sont des inventions de la peau ! "
3- Le système immunitaire
Il se rapprocherait de celui de Michel Serres.
Le système nerveux et le système immunitaire parlent un langage biochimique commun et communiquent via un circuit bidirectionnel complet impliquant des ligands (molécules « liantes ») comme les neurotransmetteurs, les hormones et les cytokines.
André Bourguignon, L'homme imprévu : Histoire naturelle de l'homme. I, PUF, 1989.
Jean-Paul Lévy, La fabrique de l'homme, Odile Jacob, 1997.
http://jeanluc.lasserre.pagesperso-orange.fr/07approche.html
Anne-Marie Filliozat, Gérard Guasch, Aide-toi, ton corps t'aidera, Albin Michel, 2006.
Alain Braconnier, Protéger son soi: pour vivre pleinement, Odile Jacob, 2010.
André Holley, Le Sixième Sens : Une enquête neurophysiologique, Odile Jacob, 2015.
J. Blalock, “The immune system : Our sixth sense”, Immunologist, p. 8-15, 1994.
A. Craig, “How do you feel ? Interoception : the sense of the physiological condition of the body”, Nat Rev Neurosci, p. 655–666, 2002.
J. Blalock, “The immune system as the sixth sense”, Journal of Internal Medicine, p. 126-138, 2005.
Sheldon Cohen (2006), Thomas Alford (2007), Elliott Dacher (2014)
https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2818254/
4- La mémoire
Pour Jean-Yves et Marc Tadié, la mémoire est le sixième sens de l'être humain, celui qui lui permet d'être ce qu'il est. Sans activité sensorielle, pas de mémoire. Mais sans mémoire, l’activité sensorielle ne serait que le défilement bruyant et stérile d’informations. La mémoire transforme cette succession de stimulations en souvenirs, apprentissages, culture.
Jean-Yves et Marc Tadié, Le sens de la mémoire, Gallimard, 1999.
Nicole Mazô-Darné, « Mémoriser grâce à nos sens », Mémoire et mémorisation dans l'apprentissage des langues, vol. XXV, n° 2, 2006.
5- Le fading de Frédéric Dard
Frédéric Dard sème sa zizanie et présente un sixième sens qui a son siège un peu plus bas dans le corps humain. Au niveau du zigouigoui et du fouinozof. Dard fendard dans le fendard du père Dard ! Ça se trouve dans Ça ne s’invente pas, édition Fleuve Noir, 1973, p. 118-119.
" Je redoute ce qui va suivre, non ce qui est.
Mon septième sens qui m'informe, quoi ! Car, ignares et démunis du bulbe sont les connards qui croient que nous n'avons que cinq sens ! Outre l'ouïe, l'odorat, la vue, le toucher et le goût, moi je compte le fade et la prémonition.
L'organe du fade est celui de la volupté. Je veux bien que, d'une façon générale, les cinq premiers participent à la fiesta, ça oui, heureusement, mais ils n'y participent justement que d'une façon générale. Ne me racontez pas, gentils messieurs, que ce que vous éprouvez par l'intermédiaire de votre scoubidou à tête ravageuse ressort du toucher ! Ça n'a rien de tactile, mais alors rien de rien ! C'est fading. Ce mot, je l'invente. Le voici, prenez-le, il est désormais à vous. Et même si je me réfère au mot anglais fading, je suis ravi de constater que ce dernier tendrait à ratifier le mien. En effet, je lis dans le Robert la définition suivante : « fading : action de disparaître, de s'effacer ». Prendre son fade, n'est-ce pas disparaître ? N'est-ce pas s'effacer ? Disparaître pour rôder dans les coulisses du paradis ? Le fading, c'est l'extase. Il est notre sixième sens. Le plus délicat. Le plus suave. Le plus fragile. Je l'exige dorénavant dans les écoles. J'en appelle à mon ministre de l'Education Nationale. J'envoie une lettre recommandée à Larousse. Je somme Robert ! J'invite respectivement Messieurs les membranes de l'Institut. Je mobilise la Faculté ! Le Collège de France ! Tous mes amis du corps en saignant ! Notez : fading ! Le sixième sens de l'homme ! Apprenez par cœur : l'odorat, le toucher, l'ouïe, le goût, la vue, le fading. J'inspecterai, juré ! Ferai réciter en commençant par les profs. Six sens ! Qu'on se le dise, se le répète ! Six sens ! Pour le septième, la prémonition, on verra plus tard. Chaque chose en son temps ! Six sens ! Dès la maternelle faut inculquer ! Passer dans les campagnes, dans les usines, les boxifs, partout où les gens travaillent et n'ont point le temps de réapprendre. Y mettre des haut-parleurs. Six sens ! Le sixième étant le sens du fade, ou fading ! Six sens ! Interdite sur les antennes la diffusion du Cygne de Saint-Saëns, pour pas confusionner le peuple. L'extirper de la tronche, ce slogan idiot de nos cinq sens ! Et surtout, pas ratiociner, hein ? J' veux pas de galimatias, d'objections, de oui mais ... Par exemple, inutile de venir me dire que le sixième sens ne se révèle chez l'homme qu'à partir d'un certain âge, alors que tu vois, dans leur berceau, des bébés se caresser le gnougnouf avec leurs nounours en peluche ! Même avant la vue, il manifeste, le fading ! Avant de reconnaître Môman ! Tout cela étant dit et, je l'espère, bien dit, j'en reviens à mon septième sens. D'accord, çui-là, pas tout le monde le possède. Moi qu'ai cette chance privilégière, je sais qu'on est en pleine pistouille tartinée merde sur ses deux faces. "
Nathalie Perreau, de son vrai nom Sophie Vieillard, (L’amour en soi, Ramsay, 1990) le dit moins crûment, au nom des femmes : « La jouissance est un sixième sens. Mon sublime pouvoir ». Dès les premiers temps, le mâle a eu vite fait de s’approprier la chose (das Ding) : contre Aristote, saint Jérôme, saint Augustin et Albert le Grand (au XIIIe siècle) qui avancent que le plaisir féminin n’est pas essentiel à la fécondation, le médecin grec Galien (129-216) oppose que le plaisir féminin est bien utile à la fécondation, thèse reprise par les médecins et les théologiens des XVIe et XVIIe siècles.
La jouissance sexuelle, la plus sublime des paroles pour appréhender son corps et le monde et l’énoncer par hautes voies.