Les Cinq Sens

J’admets sans restriction aucune l’existence des Cinq Sens dans le projet initial de l’artiste qui a dessiné les tapisseries de La Dame après 1515. Nous en devons la « découverte » à Albert Frank Kendrick (1872-1954), historien de l’art médiéval, responsable du département des textiles au Victoria and Albert Museum de Londres qu’il rejoint en 1897.

« Quelques remarques sur les tapisseries de La Dame à la Licorne au musée de Cluny », Actes du Congrès d'Histoire de l'Art de 1921, Paris, 1921, t. III, 1924.p. 662-666.

Mais, (je voudrais vous en convaincre) pour l’artiste et Antoine Le Viste, ce thème n’est qu’un leurre pour détourner les regards du vrai thème : les événements vécus par Mary Tudor, sœur (et non la fille) d’Henry VIII, troisième épouse de Louis XII, reine de France du 9 octobre 1514 au 1er janvier 1515, soit 85 jours.

Pour découvrir la signification voulue de chaque tapisserie de La Dame, il ne faut pas déambuler à pas pressés dans sa salle, il ne faut pas se remémorer les diverses hypothèses que l'on a lues.

Mais il faut fouiller chaque détail, chaque expression des quatre personnages (Mary, Claude, le lion, la licorne) et ne pas accepter que l’« on » vous parle d’erreurs de dessin ou de tissage quand un détail « dérange » car chaque dessin est celui que l’artiste a voulu réellement dessiner et transmettre à la postérité.

Je demande que l’on prenne en compte : 
1- Deux faits irréfutables survenus au château de Boussac :

– la détérioration et le vol de deux tapisseries par le sous-préfet Léon-Victor Mouzard-Sencier qui vont nécessiter plusieurs réunions du conseil municipal de Boussac du 07 juillet 1845 au 23 janvier 1846 et faire l’objet d’une plainte. (Cf. dans ce site la page « Les délibérations du Conseil Municipal de Boussac »)

– le texte de George Sand dans L’Illustration du 3 juillet 1847 qui souligne l’existence de huit tapisseries. (Cf. page précédente)

2- Deux explications à la recherche d'un sixième sens qui veulent annexer La Dame à la religion chrétienne :
– celle de Jean-Pierre Jourdan en 1994
– puis celle de Jean-Patrice Boudet en 1999.

Ces deux textes viennent bien tard, très tard. Même George Sand, croyante, n’a jamais envisagé une telle filiation. Rainer Maria Rilke non plus. Pourtant, tous les deux avaient l’œil !

Je pense qu'un hypothétique sixième sens n’existe pas dans La Dame. Si la religion peut se lire dans cette tenture, ce n’est pas là où l’« on » voudrait l’y trouver, le cœur de Jean Gerson.

Regardez plutôt la drôle de forme au haut de la tente, dans le fronton triangulaire, cachée derrière la fleur de lys centrale de la couronne royale. Que représente-t-elle ?

Ce fameux sixième sens accolé à La Tente, n’est-ce pas une surinterprétation, ainsi que l’« on » a qualifié ma thèse en haut lieu ? Une surinterprétation que l’« on » impose aux visiteurs et autres.

La tapisserie où se trouve la tente est le vrai Toucher initial. Les tapisseries conçues (dessinées et tissées) après le départ de France de Mary étaient peut-être au nombre de 7 : les cinq sens actuellement à Cluny et deux tapisseries détruites lors de leur séjour au château de Boussac et que George Sand a vues mais avant leur mise dans un placard pour restauration du "salon du balcon", et décrites sommairement.

La tapisserie actuellement nommée de façon erronée Le Toucher est en réalité plus tardive de dix ans puisqu’elle évoque la défaite française de Pavie et l’emprisonnement de François Ier à Madrid par Charles Quint. Regardez-la bien : le fond rouge n’est pas identique à celui de ses consœurs ; la licorne, de chevaline, est devenue caprine ; la dame ressemble trait pour trait à Anne de France ; et le lion est le portrait de Charles Quint. Pour ne parler que des éléments qui sautent aux yeux de qui veut bien regarder sans a priori.

Pour consulter la page Le thème des Cinq Sens de la version longue : cliquer ici

 

7 + 1 - 2 = 6

7… puis 8 tapisseries

?

 

NOMBRE ET ORDRE DES TAPISSERIES

En m'appuyant sur les écrits de George Sand et de Prosper Mérimée, je pense que la tenture originelle de La Dame à la Licorne était constituée de 7 tapisseries et l'histoire tissée de Mary Tudor pourrait être reconstituée ainsi :

1- Le Trône n°1 :

Mary est reine de France (tapisserie disparue)

2- Le Goût :

Mary est reine de France. Confiante, elle envoie quelques perles et diamants à son frère Henry VIII.

3- L'Ouïe :

Louis XII est mort. Pendant quarante jours et autant de nuits, Mary, Reine Blanche, est recluse à Cluny.

4- La Vue :

Mary craint son retour en Angleterre. Pour apaiser la colère de son frère après avoir épousé Charles Brandon, elle lui envoie un diamant, le Miroir de Naples. Elle est assise, non sur un trône, mais sur un banc.

5- L'Odorat :

Mary n'est pas enceinte, elle n'est donc plus reine. Elle pleure et défait sa couronne royale.

6- Le Toucher - La Tente (Mon seul désir) :

Mary a le pardon de son frère. Elle peut regagner l'Angleterre. Avant, elle remet à Claude de France, la nouvelle reine, les bijoux royaux dont elle avait la garde. C'est l'instant de formuler son désir, celui de Mary, celui de Claude, celui d'Antoine Le Viste, et pourquoi pas celui du peintre, comme une conclusion (selon le principe de réalité) et un espoir (selon le principe de plaisir). Mary attend à Calais le bateau pour Douvres.

Deux remarques qui désignent l'accomplissement d'un cycle : Mary porte une robe rouge comme celle qu'elle portait à son arrivée à Abbeville et le collier qu'elle dépose dans le coffre est celui qui orne son cou dans Le Goût, première tapisserie de notre série. C'en est bien fini !

7- Le Trône n°2 :

Mary est Duchesse-Reine ; duchesse de Suffolk et reine-douairière de France. (tapisserie disparue)

Il faudrait-il aujourd'hui retisser ces deux tapisseries qui nous manquent tant ?

La tenture initiale comportait probablement sept tapisseries. Le nombre sept représente un cycle temporel complet. Tout comme une nouvelle semaine recommence après le septième jour, le temps " français " de Mary est achevé et un nouveau cycle " anglais " de sa vie le continue.

La série de 7 tapisseries, conçue et tissée entre 1515 et 1520 par exemple, uniquement centrée sur Mary, sur son séjour parisien en tant que reine de France, se termine comme elle a commencé, royalement ! (7, nombre sacré, de la Perfection, de l'Equilibre, de la Pureté et de l'Harmonie. De l'Amour aussi car lié à Vénus).

Au Moyen Âge, les sens étaient hiérarchisés :
— sens serviles du goût et de l'odorat
— sens cognitif du toucher
— sens nobles de la contemplation : la vue et de l'ouïe.
L'ordre des Cinq Sens attendu en ce début de 16ème siècle est complètement chamboulé pour mieux celer un secret.
Dans ce désordre des Sens voulu par le peintre, l'histoire de Mary disparaît, diluée, quasi illisible jusqu'en 1981.

 

En une journée, un lissier tisse une surface égale à celle d’une main.  On compte 1 m2 de tissage par mois pour un seul lissier soit 12 m2 en 1 an. La surface totale (environ 100 m2, voire plus) des 7 tapisseries initiales de La Dame (les Cinq Sens + les deux Trônes) demande le travail de 3 lissiers pendant 2 ans.

 

Les 7 tapisseries de 1515 (dans l'ordre chronologique des événements)
1
2
3
4
5
6
7

Mary seule

assise

 

 

Claude à gauche

Mary à droite

4 arbres

 

Mary à gauche

Claude à droite

4 arbres

Mary seule

assise

2 arbres

Claude à gauche

Mary à droite

4 arbres

Mary à gauche

Claude à droite

4 arbres

 

Mary seule

assise

 

 

L 4,60

H 3,75

+ large

L 3,68

H 2,90

L 3,30

H 3,10

L 3,20

H 3,67

L 4,70

H 3,76

+ large

Le Trône 1
Le Goût
L'Ouïe
La Vue
L'Odorat

Le Toucher

(La Tente)

Le Trône 2

Composition savamment réfléchie :
alternance des positions à droite et à gauche, diverses symétries.

Les pièces où Mary est assise sont réparties harmonieusement en 1, 4 et 7,
par souci d'équilibre de l'ensemble.

 

La 8ème tapisserie, que j'appellerai Pavie, où Mary est absente, actuellement nommée Le Toucher, n'est dessinée et tissée qu'après 1525. Cette pièce surnuméraire évoque la défaite française de Pavie, les menaces d'invasion de la France et la grande colère d'Antoine Le Viste et de ses amis politiques. Antoine et le peintre répondent avec cette tapisserie méprisante pour le roi, ancien captif et parjure.

Je pense que le même artiste (Jean Perréal ?) a conçu quatre séries de tapisseries fort célèbres : La Chasse à la Licorne des Cloisters à New York, La Dame à la Licorne de Cluny, L'Histoire de Persée d'une collection privée et Les Femmes illustres (ou vertueuses) du Boston Museum of Fine Arts.

Le témoignage de George Sand

Rendons gloire à George Sand et Prosper Mérimée pour avoir découvert au château de Boussac dans la Creuse La Dame à la Licorne et l'avoir sauvée de la destruction. 

 

On a trop négligé les témoignages écrits de George Sand qu'il faut croire tant elle se montre une visiteuse attentive, une amatrice d'art éclairée et clairvoyante.

 

Dans un article de L'Illustration du 3 juillet 1847, elle écrit : " Sur huit larges panneaux qui remplissent deux vastes salles (affectées au local de la sous-préfecture), on voit le portrait d'une femme, la même partout, évidemment ; jeune, mince, longue, blonde et jolie ; vêtue de huit costumes différents, tous à la mode de la fin du 15ème siècle. "

 

Et plus loin : " Dans un de ces tableaux, la belle dame est assise en pleine face, et caresse de chaque main de grandes licornes blanches qui l'encadrent comme deux supports d'armoiries. Ailleurs, ces licornes, debout, portent à leurs côtés des lances avec leur étendard. Ailleurs encore, la dame est sur un trône fort riche, et il y a quelque chose d'asiatique dans les ornements de son dais et de sa parure splendide. " Et plus loin encore, à propos du prince Zizim : " Et, lorsqu'elle s'assied sur le trône avec une sorte de turban royal au front." 

 

George Sand a-t-elle bien vu 8 tapisseries du même style, de la même série ? Et si oui, à quelle date ?

Peut-elle avoir "inventé" ces deux tapisseries où Mary est assise sur un trône ?

Dessins de Maurice Sand (reproduits à l'envers)

 

 

Charles Louis Gratia, George Sand
pastel, vers 1835
collection particulière

 

Eugène Delacroix, George Sand
esquisse de 1838, huile sur toile, 81 × 56 cm
Copenhague, Ordrupgaard

 

Pourquoi ces deux tapisseries que je persiste à nommer Trônes ont-elles disparues ?

Dans tous les cas, il ne s'agit que de raisons essentiellement humaines : bêtise crasse, manque d'intelligence, inculture et ignorance de l'importance artistique, historique… de cette tenture.

Distinguons des raisons matérielles :
— placées aux extrémités de l'ensemble, en position 1 et 8, il était peut-être plus "facile" de les enlever sans créer un "trou" dans l'ensemble.
— ces positions extrêmes ont-elles voulu qu'elles fussent décrochées en premier, roulées, déposées dans un coin, livrées à l'appétit de l'humidité et des rats, puis aux besoins matériels des habitants du château (découpage de tapis, protection de légumes, déménagement d'un piano…) ?

Distinguons aussi des raisons idéologiques :
— consciemment ou inconsciemment, ces deux Trônes qui présentaient une reine couronnée ont-ils exacerbé, jusqu'à leur destruction complète, un sentiment "républicain"
antimonarchique chez le sous-préfet Léon Victor Mouzard-Sencier logé au château de Boussac, siège de la sous-préfecture, de 1843 à 1845 ?